PREMIERE PARTIE

L’APPRENTISSAGE

 

 

 

 

Il faisait un froid de guerre. Au petit matin, le sergent Mosté découvrit un soldat, demi-nu, tordu en travers des feuillées. Le gel qui montait de la neige l’avait empoigné à mort. Ses cuisses sonnaient au doigt comme des planches. Quatre hommes l’emportèrent. Celui qui le prit par la tête lui cassa les oreilles.

Les chasseurs pyrénéens du 27e bataillon occupaient depuis deux mois le village de Vanesse, au bord de la plaine de betteraves. Ils devaient le quitter ce jour-là, pour une destination inconnue. Le caporal d’échelon Pierre Saint-Menoux, enfoui dans la paille de l’écurie, dormit peu, tourmenté par le souci de son septième déménagement. Il était responsable des dix-sept conducteurs de la compagnie de mitrailleuses, de leurs chevaux et de leurs voitures. Dans le civil, il enseignait les mathématiques au lycée Philippe-Auguste.

Sa grande inquiétude provenait des cuisines. Les cuistots sont toujours en retard. Il secoua la paille, s’en fut vers la roulante. Il grelottait. Il essayait de rapetisser son grand corps maigre, pour offrir moins de prise au froid. Les mains enfoncées dans les poches de sa capote, le dos rond, le béret enfoncé jusqu’aux joues, il traversa la cour de la ferme en courant, les jambes raides, comme un héron.

— Alors, vous y pensez un peu, à vous préparer ? Je voudrais encore pas me faire engueuler pour vous, moi !

Le chiffonnier Crédent, caporal d’ordinaire, lui frappa sur l’épaule :

— T’en fais pas, vieux ! Ça viendra ! La Paix aussi viendra un jour. La queue du chien est bien venue !

Il riait, montrait des dents vertes.

— Tu veux pas casser la croûte ?

Il piqua dans le foyer de la roulante un bifteck qu’il avait fait cuire à même la flamme, mordit dans la viande noircie.

De son quart fumant posé sur une bûche montait l’odeur du café et du vin mélangés.

Saint-Menoux eut un haut-le-cœur.

— Je me demande comment tu peux boire cette saleté. Ça sent le vomi d’ivrogne.

Quelques corbeaux passèrent au ras du plafond des nuages, se posèrent en grappes noires sur l’orme dressé au milieu de la plaine. C’était le seul arbre du pays laissé debout par l’autre guerre. Une poussière de neige commença de tomber, serra l’horizon autour de la ferme, étouffa la rumeur qui montait du village, les cris des hommes énervés qui injuriaient leurs bêtes, et ceux des sous-officiers qui menaçaient les hommes.

Sous les hangars, les cuisiniers chargeaient l’unique voiture dont ils disposaient, une carriole à deux roues, grinçante et ballante.

— Sûrement, elle a déjà fait 14, et peut-être bien 70 ! ricanait Crédent.

Il aida ses hommes à y entasser les sacs de café, de sucre, de riz, de pommes de terre, de pois cassés, de haricots, de lentilles, les bidons de graisse, la barrique de vin gelé, le fût de rhum, les deux moitiés de bœuf, les caisses de conserves et de biscuits, les cent vingt boules de pain, les deux bottes de foin, les fagots de bois, sans oublier la tinette à moutarde, la provision de sel, les oignons, le quintal de carottes, le lait condensé, le chocolat, le poste bricolé avec ses piles et ses accus, et tout le fourniment ramassé d’un cantonnement à l’autre par lui-même et ses cuistots.

Saint-Menoux tournait autour de la voiture.

Il ouvrit vingt fois la bouche pour commencer un mot, et se tut, conscient de son incompétence. En fin d’après-midi, le chargement se trouva terminé. La petite carriole avait absorbé un chargement qui n’aurait pas tenu dans un wagon. Au moment de tendre la bâche, le sergent-comptable arriva, grelottant, catarrheux, un mégot sur l’oreille. La camionnette du bureau refusait de partir. Le gel avait écartelé son radiateur. Il faudrait transborder son contenu sur la voiture des cuisines : douze caisses d’archives, de formules d’états, de livrets matricules, d’encriers et de ronds de cuir, les malles du capitaine et les cantines des lieutenants, le lit pliant et les valises du sergent-comptable.

Saint-Menoux leva les bras de désespoir, mordit le bout de ses doigts maigres à travers les gants fourrés. Les flocons de neige tombaient plus gros. Le toit de la ferme se perdait dans le ciel gris. Les cuisiniers jurèrent, Crédent insulta le comptable qui se faufila à travers la neige et disparut. Une corvée apporta les caisses. Miraculeusement, elles furent accrochées, plantées, ficelées sur les victuailles. Une bâche couvrit l’énorme bosse.

— Il me reste plus qu’à atteler, dit Polinet, le conducteur.

La neige adoucissait le crépuscule, prêtait une matière à l’air immobile. Deux hommes à chaque roue, deux derrière, aidèrent Papillon à démarrer. C’était un vieux cheval brèche-dent et un peu borgne, à la robe couleur de terre. Depuis qu’il faisait si froid, Polinet ne le sortait jamais sans protéger son œil malade par un bandeau taillé dans sa ceinture de laine bleue. Une grande amitié unissait ce paysan à la bête asthmatique. La guerre les avait arrachés aux mêmes labours, plongés dans les mêmes incompréhensibles misères. Ils se sentaient frères malheureux. L’homme partait devant à grands pas. Le cheval soufflait, toussait, tirait. Pour suivre son maître, il eût tiré une montagne.

L’équipage s’en fut rejoindre, à la sortie du village, le convoi formé par toutes les voitures du bataillon. Elles devaient gagner ensemble la gare de Tremplin-le-Haut, à quatorze kilomètres, pour s’y embarquer. Certaines attendaient depuis une heure. La neige les arrondissait.

— La roulante, bon Dieu ! la roulante ! cria Saint-Menoux. Qu’est-ce qu’il attend, Pilastre ? il sera encore le dernier…

— Le voilà, dit Crédent, placide.

Pilastre arrivait avec ses deux chevaux. Il les tenait à bout de longe. Il se méfiait d’eux. Il était tourneur sur métaux. Son patron lui avait promis de le faire revenir à l’usine. Il ne connaissait rien aux bêtes. Il ne les aimait pas. Il n’aurait pas dû être là. Il enrageait. Ses bêtes ne voulaient pas le connaître. L’une feu, l’autre noire, elles se détestaient autant qu’elles le craignaient. Les atteler n’était pas une petite affaire. Pilastre les frappait du poing dans les naseaux. Les chevaux reculaient, se cabraient, cherchaient à se mordre.

La roulante était une sorte de cuirassé, un monument de fer et d’acier, hérissé de trois mille têtes de rivets, porté par quatre roues ferrées, aux rayons gros comme des cuisses. Au milieu de la cour, Pilastre et ses deux chevaux dansèrent leur ballet de colère. Derrière eux, les quatre cuisiniers, casque en tête, et le mousqueton en bandoulière sur leur capote noire de graisse, activaient le feu, jetaient bûche après bûche dans le foyer grondant, sous les deux marmites énormes où cuisait la soupe et chauffait le café d’embarquement.

Pilastre se hissa sur le siège, s’empaqueta dans trois couvertures, saisit une trique et se mit à frapper. Les croupes bondirent, la neige vola, les chaînes cliquetèrent, le timon gémit. La roulante ne bougea pas. Chaque bête tirait de son côté, annulait l’effort de l’autre par son propre effort.

Crédent ôta sa pipe de sa bouche, cracha.

— Quel sauvage ! dit-il. Des bêtes pareilles…

Le conducteur se dressa et redoubla les coups. La haine lui creusait les joues et les yeux. Par hasard, les huit sabots se plantèrent ensemble dans la neige. La roulante partit brusquement. Pilastre tomba sur son siège. Les deux chevaux puissants traversèrent la cour au galop. Dans un bruit de train express, la roulante sauta par-dessus le tas de fumier gelé, arracha la grille d’entrée, vira au ras du fossé, pulvérisa la borne zéro kilomètre. Le feu du foyer, éparpillé dans la neige, sifflait. Les tempêtes de soupe et de café firent sauter les couvercles, mélangèrent leurs vagues. Louches en main, tisonniers brandis, les cuisiniers couraient, criaient, derrière la catastrophe. Crédent courait derrière eux, les injuriait et rigolait. Saint-Menoux courait derrière Crédent. Il s’enfonça dans la nuit sur un chemin de charbons fumants. Sur son dos se referma le rideau de la neige.

 

 

 

 

C’est ainsi qu’il commença ce voyage qui devait le mener si loin.

À la gare de Tremplin-le-Haut, les chasseurs pyrénéens s’embarquèrent sans soupe ni café.

On attendait vers dix heures le convoi des voitures et des roulantes. Il n’était pas arrivé quand, à minuit, le premier train partit.

Les roues ferrées des véhicules écrasaient la neige, atteignaient la couche de glace et glissaient doucement au fossé. Pour un fourgon en détresse, la caravane entière s’arrêtait. Le sergent, chef du convoi, accourait, brandissait son fanal à bougie, autour duquel dansaient les papillons blancs. Vingt hommes s’accrochaient aux roues. La file des voitures repartait. Cent mètres plus loin, un autre véhicule naufrageait.

Après neuf heures de marche, d’arrêts, de piétinements, le convoi pénétra dans Tremplin-le-Haut. La ville dormait, ses volets repliés sur la chaleur des maisons. Les équipages foulèrent sans bruit les pavés feutrés de neige. La gare se trouvait à l’autre extrémité du bourg, en haut d’une côte droite. La première voiture qui l’aborda monta cinq mètres et redescendit.

Le chef du convoi fit dételer quatre couples de chevaux. Les huit bêtes tirèrent le premier fourgon jusqu’à la gare, redescendirent chercher le suivant. À ce rythme-là, l’aube arriverait avant le dernier véhicule.

Les hommes, harassés, s’assirent sur les marchepieds, s’appuyèrent aux brancards, s’endormirent, accroupis ou debout. Les chevaux laissèrent pendre leurs têtes. La neige obstinée commença d’ensevelir la caravane.

Saint-Menoux, accablé de fatigue et de solitude, continua son chemin dans la nuit grise, remonta la colonne, dépassa les chevaux pétrifiés, les fantômes des voitures, auxquels s’accrochaient des silhouettes d’hommes, brumeuses.

La respiration avait soudé à glace son passe-montagne à son béret, enfoncé comme un bonnet de nuit. Derrière ce heaume, le froid lui fendait les lèvres. Les clous de ses brodequins lui gelaient les pieds. Le froid montait le long de ses mollets, glissait des lames aiguës sous ses omoplates, mordait ses flancs, broyait dans ses poches ses doigts gantés.

Le dos courbé sous le poids de la nuit, Saint-Menoux marchait, dépassait la première voiture, entamait la montée, s’enfonçait dans les mailles innombrables de la neige. Jusqu’au fond de l’horizon imaginable, jusqu’au bout du monde, il entendait la chute immense et molle des flocons.

Son pied heurta un obstacle. Il faillit tomber, reconnut un escalier dont les trois marches montaient vers une porte. Il soupira. Le trou noir de l’embrasure lui parut un lieu d’abri souhaitable, un refuge où rien ne le viendrait troubler. Il monta les trois marches, s’assit sur la plus haute, se tassa autour de la chaleur de son ventre, ne bougea plus.

Il vit venir du bas de la côte une auto éblouissante. Ses phares blanchissaient la nuit. Des milliards de flocons dansaient dans le cône de lumière. Le sol était comme un drap étendu. L’auto ralentissait en approchant du sommet. Elle s’arrêta tout à fait. Elle ne pouvait avancer davantage. Le moteur grondait. Une portière claqua. Un officier couvert de galons entra dans la lumière. La neige devint couleur d’or. L’officier ouvrait la bouche, criait des ordres à son chauffeur. La neige mangeait ses paroles. Saint-Menoux n’entendait rien. Il n’avait pas envie d’entendre. Il était bien. Il ne sentait plus ses pieds ni son dos. L’auto, doucement, commença à reculer, de glisser le long de la pente. L’officier agitait ses bras d’or, dansait, courait vers la lumière qui fuyait de plus en plus vite. Il devint minuscule, disparut tout à fait au bout du froid.

Saint-Menoux s’enfonçait dans le repos. Sa chair avait cessé de souffrir. Il devenait léger, insensible, pareil à un coussin de plumes au milieu d’un doux univers bourré de coton. Il perdit tout à coup l’équilibre. La porte, derrière lui, s’était ouverte. La chaleur jaillit à plein couloir, l’enveloppa et se perdit dans la rue. Un rectangle de soleil se dessina dans la neige. Saint-Menoux fit un gros effort, se leva, se retourna. Une fille brune, très jeune, belle comme une apparition, se tenait devant lui. Elle levait à bout de bras une lampe. La lumière coulait le long de ses cheveux jusqu’à ses épaules, brillait dans ses grands yeux noirs. Elle lui fit signe d’entrer. Il entra, et ferma la porte sur la nuit.

 

 

 

 

Depuis des semaines et des semaines, il vivait dehors le jour, la nuit à l’écurie. Il avait oublié comment se comportent les hommes dans les maisons. Ses pieds laissaient des flaques sur les carreaux de l’entrée. Les clous de ses chaussures criaient. Il se sentait lourd comme un ours. La jeune fille le regardait ; son visage était construit de lignes simples, baignées de paix. Devant son embarras, elle sourit avec gentillesse, sans ouvrir les lèvres. Il la suivît dans une pièce dont les murs, le parquet, les meubles luisaient doucement, à la lueur d’une lampe voilée de dentelles roses. Une table ronde, ancienne, en merisier blond, touchait à peine le sol du bout de ses pieds effilés. Assis dans un fauteuil roulant, entre la table et le poêle de faïence, un homme vêtu de gris regardait Saint-Menoux entrer.

— Bonjour, monsieur ! fit celui-ci, à travers son passe-montagne.

L’homme le regardait en hochant la tête. Il était énorme. Son ventre écartait les bras du fauteuil, poussait vers la gauche et la droite ses cuisses ouvertes. Une barbe d’or en éventail montait à l’assaut de son crâne chauve, cachait ses joues, sa bouche, tout le bas de son visage, s’étalait sur sa poitrine en larges ondes qui brillaient à la lumière de la lampe, comme le bois hâlé de la table, les décors du poêle émaillé, et sa calvitie rose et propre. Une courte mèche blanche dessinait un croissant autour du menton, se fondait dans l’or de la toison. Des jambes du pantalon gris, déformé par les cuisses et les genoux adipeux, sortaient des chevilles rondes comme des arbres. À l’extrémité de ces chevilles, il n’y avait point de pieds. Les deux moignons, enveloppés de gaines de laine verte tricotée, reposaient sur un coussin de cuir. L’homme enfonça une main dans sa barbe, en tira une paire de lunettes, la posa sur le cap de son nez qui émergeait à peine du flot pileux, se renversa tout à fait à son aise dans son fauteuil.

Saint-Menoux toussa. Sa capote s’égouttait en rond autour de lui et fumait.

Une vague ouvrit en deux la barbe blonde, découvrit de belles dents blanches. L’homme souriait. Ses yeux grossis par les verres exprimaient une vive intelligence, et une bienveillance un peu ironique.

— Je vous attendais, monsieur Saint-Menoux, dit-il. Je savais depuis trois mois que vous alliez venir, cette nuit, vous asseoir sur le seuil de ma maison. Et je m’en suis fort réjoui. Je sais encore d’autres choses. Par exemple que votre convoi ne commencera d’embarquer qu’à cinq heures trente-huit. Vous avez le temps de vous déshabiller, de vous restaurer, et de m’écouter. Quand vous m’aurez entendu, il ne vous manquera jamais plus de temps pour rien…

Le caporal d’échelon, agrégé de mathématiques, retint seulement de ces paroles étonnantes l’affirmation qu’il avait le temps de se déshabiller et de s’asseoir. Il n’en demanda pas plus.

Il se déharnacha, défit boucles, bretelles, boutons, mousquetons, quitta fusil, bidon, musette, masque, pelle, baïonnette, ceinturon, capote, gants, casque passe-montagne, béret. Il perdit les deux tiers de son volume. Il apparut si mince que sa haute taille s’en trouvait encore étirée. Sa vareuse eût enveloppé quatre torses comme le sien, mais les manches ne parvenaient pas à ses poignets.

Il se tenait un peu voûté, peut-être par la crainte habituelle de heurter le cadre d’une porte, ou un plafond. Ses yeux bleus étaient très pâles, son visage blanc, son nez et ses lèvres minces. Il passa dans ses cheveux, d’un blond très clair, que le béret avait plaqués par mèches, une main longue aux doigts maigres.

La jeune fille installa les pièces de son équipement sur le dos d’un fauteuil, près du poêle. Chaussée de mules de satin rose, elle se déplaçait sans bruit. Elle prenait les objets avec des gestes efficaces, sans lenteur ni hâte nerveuse. Saint-Menoux, privé depuis son enfance des soins d’une femme, la suivait des yeux, admirait sa grâce silencieuse et sentait fondre son embarras. Elle lui présenta une chaise, posa devant lui un bol de café. Il s’assit et but. Elle s’assit à son tour, juste assez loin de lui pour pouvoir le regarder sans le gêner. Elle était vêtue d’une robe blanche. Elle devait avoir quinze ans.

« Sans doute n’a-t-elle pas fini de grandir », se disait Saint-Menoux. Elle le regardait dans les yeux avec tranquillité. C’était une enfant qui n’avait pas appris à avoir honte.

L’infirme prit sur la table une brosse de soies blanches à manche d’écaillé et, d’un geste habituel, brossa sa barbe d’or.

— Hum ! fit-il, peut-être nous sommes-nous assez regardés ! Maintenant que vous nous avez vus, permettez-moi de nous présenter. Annette est ma fille. Je me nomme Noël Essaillon…

— Noël Essaillon ! s’exclama Saint-Menoux, stupéfait. Mais voyons… c’est bien vous… c’est vous qui m’avez répondu en février 1939 dans la Revue des Mathématiques ?

L’homme faisait « oui ! oui ! » de la tête et souriait, visiblement heureux de la surprise du caporal.

— Quelle passionnante réponse, reprit celui-ci, chez qui l’étonnement cédait la place à la joie. Ah ! vous êtes l’homme que je désirais le plus rencontrer !

Il se leva. Il avait oublié ses souffrances, sa timidité, la guerre et l’étrangeté de sa présence en ce lieu. Il n’était plus que l’homme abstrait, le mathématicien passionné dont les théories, un an plus tôt, scandalisaient le monde savant. Nul ne l’avait compris, sauf ce Noël Essaillon dont les remarques avaient ouvert de nouvelles voies aux spéculations de son esprit.

Il lui serra les mains avec émotion. L’infirme semblait aussi heureux que lui.

— La guerre a interrompu vos travaux, reprit le gros homme. J’ai pu continuer les miens, et suis parvenu à des résultats sensationnels. Mais vous devez avoir faim, mon pauvre ami, depuis le temps que vous traînez sur la route ! Annette, à quoi penses-tu ?

La jeune fille s’absenta quelques minutes, revint avec une omelette fumante, apporta un demi-poulet froid, des fromages, une tarte et une bouteille de vin d’Alsace.

— Mangez ! mangez ! dit Essaillon, cordial, et écoutez-moi. Ce que j’ai à vous dire est si peu ordinaire.

Saint-Menoux ne se fit pas prier.

— Vous êtes mathématicien. Je suis physicien et chimiste. Je poursuivais de mon côté des recherches qui n’eussent abouti à rien, si vos articles de la Revue des Mathématiques n’étaient venus m’éclairer. Grâce à vous, j’ai pu vaincre certains obstacles qui me paraissaient infranchissables. Et je suis arrivé à ceci : j’ai fabriqué une substance qui me permet de disposer du temps à ma guise !

Saint-Menoux posa sa fourchette, mais l’obèse ne lui laissa pas le loisir de l’interrompre. Très animé, il poursuivait son discours. Il empoignait parfois sa barbe comme une gerbe, la séparait en deux et la froissait entre ses doigts. Ou bien il s’arrêtait pour reprendre souffle, et sa respiration courte composait alors avec celle du feu, lente et douce, les seuls bruits de la pièce. Sa fille s’était assise un peu en arrière de lui dans la pénombre. Elle se tenait droite sur sa chaise, ses deux mains posées à plat sur ses genoux, grave comme une enfant qui écoute une histoire. Elle regardait les deux hommes tour à tour, mais surtout le nouveau personnage qui venait de s’introduire dans le conte, le grand soldat maigre aux cheveux de chanvre. Elle se levait de temps en temps sans bruit, pour essuyer le front de son père, ou changer l’assiette du visiteur. Et rien de cela n’était pour elle corvée ou habitude. S’éveiller à un jour nouveau, aller à la ville, revenir chargée de pain blond et de légumes, manger, marcher, voir passer la voisine, écouter le cri du marchand de fagots, travailler au laboratoire, c’était sa vie, l’histoire que la vie construisait pour elle, jamais grise ni banale, dans ce décor de lumière chaude, ou dans le soleil ou la neige, avec des toits pointus, avec des arbres nus ou des bouquets de verdure bruyants d’oiseaux.

Saint-Menoux, pris tout entier par l’exposé de son hôte, ne prêtait pas attention au regard posé sur lui, mais il sentait la présence de la jeune fille dans la pièce, comme celle d’un objet précieux, d’une statue rehaussée de vieil or qui luit doucement dans une niche d’ombre, ou d’une tapisserie dont les personnages plats dansent sur le mur une farandole de laine.

— D’où venons-nous ? poursuivait l’infirme, où étions-nous avant de naître à la conscience de ce monde ? Les religions parlent d’un paradis perdu. Son regret hante les hommes de toutes races. Ce paradis perdu, je le nomme l’univers total. C’est l’Univers que ne limitent ni le Temps ni l’Espace. Il ne dispose pas de trois ou quatre dimensions, mais de toutes les dimensions. La lumière qui l’éclairé est composée, non de sept ou vingt, ou cent, mais de toutes les couleurs. Tout ce qui est, a été, ou sera, l’habite et aussi ce qui ne sera jamais. Rien ne s’y trouve formé, parce que toutes les formes y sont possibles. Il tient dans l’atome, et notre infini ne parvient pas à l’emplir. Pour l’âme qui participe à cet univers, l’avenir ni le passé n’existent, ni le près ni le loin. Tout lui est présence…

Saint-Menoux oubliait de manger. Il vit comme dans un rêve les mains blanches d’Annette lui verser à boire, poser dans son assiette la cuisse du poulet.

— Imaginez maintenant, continuait l’infirme (pour quel péché contre la perfection ?), cette âme condamnée à la chute. Elle s’engage dans ce que nous appelons la vie, pour elle une sorte de couloir, de tunnel vertical, dont les murs matériels lui cachent jusqu’au souvenir du merveilleux séjour. Elle ne peut ni remonter ni se déplacer à droite ou à gauche. Elle est inexorablement attirée vers la mort, vers le bas, vers l’autre extrémité du tunnel, qui débouche Dieu sait où, dans quelque effroyable enfer, ou dans le paradis retrouvé. Cette âme c’est vous, c’est moi, pendant notre vie terrestre, nous qui tombons en chute libre dans le temps, comme cailloux échappés à la main de Dieu.

Il avait soulevé sa barbe et la lâcha pour concrétiser l’image. Elle reprit doucement son apparence de moisson.

Saint-Menoux but les dernières gouttes du vin clair.

— Si je parviens, reprit Essaillon, à changer la densité de cette âme, de ce caillou, il me sera possible, soit d’accélérer sa chute, soit de l’arrêter. Je pourrai même le soustraire à la pesanteur qui l’attire vers l’avenir, et le faire remonter vers le passé ! C’est au moyen de réussir cette intervention que je travaille depuis vingt ans ! Et j’ai réussi !

Il prit le mouchoir des mains de sa fille, s’épongea la tête et le cou, et ajouta d’une voix plus calme :

— Je conçois que cela vous apparaisse impossible. Aussi, avant de vous en dire davantage, je veux vous faire une démonstration.

Il écarta le rideau d’or qui masquait sa poitrine, découvrit un gilet de laine aux poches gonflées comme des mamelles. Ses doigts fouillèrent parmi les objets qui les garnissaient, reparurent serrés sur une boîte plate qu’il tendit à Saint-Menoux. Celui-ci souleva le couvercle et vit un assortiment de petites sphères de couleurs variées, couchées sur un lit de coton.

— Si vous absorbez une de ces pilules, dit Essaillon, vous êtes aussitôt rajeuni, selon sa couleur, d’une heure, d’un jour, d’une semaine, d’une lune, d’un an.

Il tira une seconde boîte de sa poche. Elle contenait d’autres pilules, de forme oblongue.

— Ces ovules produisent l’effet contraire. Ils accélèrent l’avance vers l’avenir.

Il choisit dans les boîtes deux pilules violettes et deux ovules de même couleur, les posa devant Saint-Menoux :

— Tentez l’expérience, dit-il.

— Moi ? fit le caporal stupéfait.

— Oui, je n’ai que cette façon de vous convaincre. Voici de quoi faire vers le passé un bond de deux heures, et de quoi revenir aussitôt si vous le désirez. Vous décidez-vous ?

Saint-Menoux regardait les doigts ronds de l’infirme qui poussaient vers lui les quatre grains d’améthyste sur le bois clair de la table. Il se sentait rougir de confusion, comme si on lui eût proposé de participer à des jeux inconvenants. Cet homme devait être fou.

Il releva ses regards vers la lampe, les promena sur tout ce qu’elle touchait de sa lumière, sur les meubles honnêtes, sur ce gros homme essoufflé, sur sa fille silencieuse dont les yeux noirs le regardaient avec sérieux. Et dans ces yeux calmes, il vit l’image doublée de la lampe bourgeoise. Les propos qu’il venait d’entendre juraient avec ces apparences sans mystère. Son esprit de mathématicien avait suivi facilement le discours de son hôte. Mais son bon sens se refusait à admettre ses conclusions. Ces pilules contenaient peut-être du poison. Ou bien étaient-ce simplement des bonbons achetés chez l’épicier du coin…

Pourtant, par quelles étranges paroles il avait été accueilli dans cette maison ! Il ne savait plus que croire. Ses hésitations amusaient son hôte qui se mit à rire. Son ventre tremblait de haut en bas, secouait sa veste grise.

Saint-Menoux se décida brusquement et posa sa main maigre sur les quatre pilules. La curiosité l’emportait sur la crainte du ridicule ou du mal.

— Très bien ! fit Essaillon.

Annette apporta une enveloppe. Le jeune homme y glissa les deux ovules, la mit dans sa poche, saisit les pilules rondes et les avala.

 

 

 

 

Il se sentit brusquement tiré dans le dos par une force effroyable. Il jaillit de sa chaise, la lumière sombra, une porte claqua, un vent glacé ronfla dans ses oreilles, un vent hurlant plein de jurons, de cris et de mille galops. La neige lui râpa le visage. Il sentit qu’il avait très froid aux pieds et aux doigts. Il sut qu’il allait tousser. Il toussa. Du haut de sa roulante, Pilastre l’interpella :

— Caporal, vous croyez qu’on arrivera cette nuit ?

— On arrivera quand on pourra, mon pauvre vieux !

Avant que ces mots fussent sortis de sa bouche, il les reconnut. Il avait déjà répondu la même phrase. Il attendit le réflexe du conducteur. Le « Merde, alors ! » arriva juste à son quart de seconde.

Le convoi cheminait dans la nuit. Un kilomètre le séparait encore de Tremplin-le-Haut. Saint-Menoux savait qu’il faudrait plus d’une heure pour franchir ces mille mètres, et qu’on s’arrêterait quatre fois avant de parvenir à la ville endormie. Un conducteur alluma sa pipe. Dans la lueur de l’allumette traversée de flocons, le caporal d’échelon vit un nez violet et deux glaçons pendus à une moustache. Il avait déjà vu la même figure éclairée par la même flamme. Mais cette fois-ci, à la face de l’Auvergnat, son souvenir en compara une autre, un visage de fillette éclairé par une lampe rose. Il recommençait vraiment à vivre deux heures de son existence. Seconde par seconde, pas à pas, il allait parcourir de nouveau les événements dont il gardait le souvenir. Une exaltation prodigieuse l’envahit, chassa le froid de sa chair. Il lui semblait qu’il avançait environné de lumière. La nuit, le froid, la douleur, la crasse, l’ignorance stupide de l’avenir vers lequel on se précipite en aveugle, tout cela, c’était la part des autres hommes, du troupeau. Lui se sentait léger et puissant comme un demi-dieu, aussi différent de ses conducteurs que ceux-ci de leurs mules.

Une pensée tout à coup le frappa.

« Si maintenant, se dit-il, je changeais de route ? Si je passais sans m’arrêter devant les trois marches de la maison du sorcier ? Je suis libre de bifurquer. Je peux éviter les événements dont je prévois la venue, modifier ma destinée, rester un soldat comme les autres, pour qui le temps se mesure à l’accumulation des souffrances. Je peux aller m’embarquer sans voir Noël Essaillon… »

Il disait : « Je suis libre, je peux… » En réalité, il ne pouvait plus rien. La curiosité l’avait désormais enchaîné. Rien au monde ne l’eût fait renoncer à la suite de l’expérience.

Il eut hâte d’en savoir davantage, de quitter cette neige et ce froid, ce piétinement. Il chercha les pilules accélératrices, cligna des yeux sous la chute des flocons et secoua l’enveloppe entre ses lèvres.

Les pilules glissèrent sur sa langue. Les muscles crispés dans l’attente du choc, il les avala avec une gorgée de salive. Il les sentit le long de son œsophage. Elles arrivèrent, chaudes, lumineuses, dans son estomac. Leur lumière déborda hors de lui, emplit la pièce qui l’entourait. Noël Essaillon le regardait, un peu moqueur. Par-dessus l’épaule de l’obèse, il aperçut le visage de sa fille qui souriait, et dont les yeux lui parurent emplis d’une grande douceur. Il soupira de satisfaction et sourit à son tour.

— Me voilà revenu, dit-il, vous ne m’avez pas attendu trop longtemps ?

— Vous venez tout juste de partir ! répondit l’infirme. Vous nous avez quittés avec un visage angoissé, vous revenez avec le sourire. À peine avons-nous eu le temps de nous apercevoir que votre chaise était vide. Je ne vous demande pas si vous êtes convaincu…

Saint-Menoux se leva pour serrer les mains d’Essaillon. Il avait envie de l’embrasser. Il pensa que ce serait ridicule. Il ne parvenait pas à exprimer son émoi. Du pan de sa vareuse, il renversa une tasse. Il s’excusa. Annette riait.

— Remettez-vous, mon cher ami, dit Essaillon. Votre trouble me touche plus que vos compliments. Je suis bien heureux de vous voir aussi enthousiaste. Comment ne pas l’être, il est vrai, après une telle expérience ? Comprenez-vous maintenant l’intérêt de ma découverte ? Arrivé à quarante ans, vous décidez de recommencer votre vie. Vous retournez à votre adolescence. Vous vous lancez avec un corps tout neuf dans une nouvelle existence. Vous évitez les malheurs qui vous ont frappé dans votre premier temps, vous saisissez les bonheurs qui vous ont évité. Vous recommencez cent fois, mille fois. Vous possédez toutes les sciences du monde, parlez toutes les langues, vous avez aimé toutes les femmes, tutoyé tous vos contemporains. Vous avez tout vu, tout entendu, tout connu. Vous êtes Dieu…

Essaillon, de nouveau, se laissait aller à son exaltation. Il semblait prêt à se soulever, à s’arracher comme un athlète hors de son corps difforme.

— Un jour, peut-être, continuait-il, las de cette éternité terrestre, vous vous laisserez emporter vers la mort, qui sera la seule chose à laquelle vous n’aurez pas encore goûté…

— Si j’en crois mes yeux, demanda Saint-Menoux hésitant, vous n’avez pas encore, vous-même, « recommencé »… ?

Son regard allait du visage de l’obèse à son ventre, à ses chevilles tronquées.

L’animation de l’infirme tomba. Il se tassa dans son fauteuil, se tut quelques secondes et reprit d’une voix basse.

— Non, non… je n’ai pas pu. J’ai fait de courts voyages dans le passé. J’y retourne chaque fois que c’est nécessaire à mes recherches. Mais je n’ai rien changé à mon destin. Je n’en ai pas eu le courage…

« Sans doute vous semble-t-il que je n’avais pas besoin de courage pour quitter cette carcasse difforme, que j’aurais dû m’en évader au contraire avec plaisir ? Il aurait fallu pour cela que je pusse changer mon cœur… Je n’ai pu me résoudre à me séparer de mon enfant. Je n’ai pas voulu éviter l’accident qui a fait de moi un infirme. C’est en effet grâce à lui que j’ai connu la mère d’Annette. Elle était mon infirmière. Je l’ai épousée. Elle est morte en donnant le jour à ce trésor… »

Il tendit les bras. Les manches de sa veste, raccourcies par les plis aux coudes, découvrirent ses poignets, ronds, blancs comme les cuisses d’un bébé. Sa fille vint s’agenouiller près de lui, posa sa tête sur ses genoux. Essaillon caressa longuement les boucles brunes qui se mêlaient au flot d’or de sa barbe.

— Voilà, dit-il, les cordes qui m’ont attaché au présent. Je n’ai pu supporter l’idée de vivre une autre vie où mon enfant ne serait plus à mes côtés.

Saint-Menoux hocha la tête.

— Je vous comprends !

Essaillon reprit sa voix nette d’homme de science :

— Je me suis laissé, tout à l’heure, emporter par mon rêve, dit-il.

En réalité, je ne crois pas qu’un homme, en possession de mes pilules, si égoïste, si déterminé fût-il, pourrait s’en servir librement. Il trouverait toujours un amour ou une haine pour l’enchaîner. D’ailleurs ce n’est pas le secret de l’immortalité et de la toute-puissance que je cherche. Je ne travaille pas pour moi, mais pour tous…

« J’ai aussi exploré l’avenir, poursuivait-il, mais avec une prudence extrême, car je ne sais où la mort m’attend. Je ne suis pas allé très loin. Je craignais à chaque minute de dépasser mon temps de vie. En somme, mon invention, qui vous émerveille tant, ne me satisfait guère. Cette substance, à laquelle j’ai donné le nom de noëlite, agit dans les limites de notre existence. Elle ne nous permet pas de sortir de ce tunnel à travers lequel nous tombons vers la mort, de bondir à travers le temps infini, tout en conservant notre personnalité actuelle. C’est pourtant cela qui m’intéresse. Mes pilules ne peuvent servir que des desseins égoïstes. Je rêve d’être utile à l’humanité. Je ne sais si ce sera possible. Les hommes ont toujours refusé l’appui de qui voulait les tirer de leur peine, et couru sur les traces de ceux qui les entraînaient au malheur. Pourtant, pourtant… »

Il se tut un instant ; ses yeux verts, noyés de rêve, suivaient quelque étonnante vision. Il passa sa main grasse sur son crâne, reprit à voix basse :

— Il ne m’est pas défendu d’espérer qu’après avoir voyagé à travers les siècles, étudié dans sa chair l’histoire passée et future, recherché les causes exactes des guerres, des révolutions, des grandes misères, il soit possible d’en éviter quelques-unes… Peut-être accélérer le progrès, emprunter à nos petits-fils des inventions ou des réformes qui les rendront heureux, pour les offrir à nos grands-pères. Pourquoi pas ?

Il se tut de nouveau. Saint-Menoux, bouleversé par ces paroles, ne voyait plus l’infirme. Il oubliait ses jambes tronquées, son ventre difforme, son visage qui exprimait autant de scepticisme que d’intelligence, ses mains grasses de gourmand. Dans son esprit se dessinait l’image d’un autre Essaillon, un géant, debout, glorieux, qui tendait les bras à la multitude accablée. Un génie, comme il en paraît de siècle en siècle parmi les hommes, pour changer leur destinée…

Essaillon frappa sur le bras de son fauteuil.

— Oui, dit-il d’une voix ferme, je veux, je dois trouver une substance qui nous rende perméables les murs de notre temps de vie. Je sais que je trouverai, mais il me faudra travailler longtemps encore. Combien de temps ? Peu importe, je dispose de l’éternité. Je peux recommencer indéfiniment la même journée, y faire tenir un siècle. De toute façon, je vous ai choisi pour m’assister dans les explorations que je compte entreprendre lorsque j’aurai réussi. Je ne vous demande pas votre réponse, je la connais. Votre intelligence, votre formation scientifique, sœurs des miennes, me permettent d’espérer beaucoup de votre collaboration. C’est déjà grâce à vos articles que j’ai pu faire aboutir mes précédents travaux, qui sans cela eussent piétiné. Désormais, c’est sur votre personne que je compte. Voici ce que j’ai décidé.

Il se redressa dans son fauteuil. Sa barbe coula comme un fleuve. Son regard était empreint d’une gravité et d’une noblesse qui ne permirent pas à Saint-Menoux d’élever la moindre objection.

— Vous ne devez pas vous soustraire au devoir envers la Patrie. Vous allez reprendre votre peau de soldat, repartir dans la nuit et le froid. Vous allez faire la guerre. Sachez que vous en sortirez indemne. D’ailleurs la noëlite vous permettra de la traverser si vite que vous ne la connaîtrez que par le souvenir.

« Je vais vous donner deux pilules d’un an. Prenez-les à la fois… C’est dans deux ans seulement que vous vous trouverez stabilisé à Paris. Je vous y rejoindrai. Pendant que vous ferez la guerre-éclair, j’aurai vécu dix, cent, mille ans, tout le temps nécessaire à l’aboutissement de mes recherches. Allez, mon petit, rhabillez-vous, c’est le moment de nous quitter, et de nous retrouver. »

Saint-Menoux, très ému, se déplia. Annette lui tendit sa capote. Elle dut lever bien haut les bras. Caparaçonné de laine fumante, il jeta un dernier coup d’œil sur la pièce où flottait une buée rose, courba en deux son grand dos pour poser un baiser sur le bout des doigts de la fillette.

Il hésita une seconde. « On ne baise pas la main des jeunes filles, se dit-il. Il est vrai que je ne suis pas un homme, mais un soldat… » Il acheva son geste et plongea dans la nuit glacée. La neige tourbillonnante l’assaillit.

« Dans deux ans ? pensa-t-il brusquement. La guerre sera donc finie dans deux ans… »

Il se vit défilant aux Champs-Elysées, le béret sur l’oreille, après la marche glorieuse jusqu’au cœur de la nation ennemie. Puis il se dit que cela n’avait pas grande importance. La tâche qui l’attendait s’avérait d’une autre grandeur !

Un flocon s’attacha à sa prunelle, lui fit fermer les paupières. Une larme gelée colla ses cils. Un piétinement de chevaux passa près de lui dans la nuit, accompagné de jurons, de grincements de harnais et de timons. Il baissa son passe-montagne et happa les deux pilules. Une d’elles, en passant, lui chatouilla la luette. Il éternua.

 

 

 

 

— Chien de temps ! dit-il. Et cette fenêtre qui ne ferme pas ! Il traversa la petite chambre en se frottant les mains pour les réchauffer.

Un cache-nez de laine faisait trois fois le tour de son cou et lui remontait jusqu’aux yeux. Il souleva le rideau bleu marine qui occultait la fenêtre, essaya de pousser davantage les battants gonflés de gel. Un filet d’air giclait à la hauteur de son ventre. Il éternua de nouveau et revint s’asseoir devant sa table de bois blanc. Une lampe, qu’un journal coiffait d’un abat-jour opaque, était posée près du calendrier de bureau. Celui-ci marquait la date du 21 février 1942. Il était une heure du matin. Le 22 février commençait. Saint-Menoux tourna le feuillet.

Deux ans s’étaient écoulés depuis le moment où il avait, dans la neige de Tremplin-le-Haut, avalé les pilules de noëlite. Avaient-ils vraiment passé à la vitesse promise par Essaillon ? De la neige champenoise à la neige parisienne, n’avait-il fait qu’un bond pardessus de longs mois ? Pourtant quels souvenirs il gardait de l’alerte du 10 mai 1940, de la confiance avec laquelle il était entré en Belgique, de la terrible surprise. Le ciel plein d’avions, les bombes qui tombaient comme grêle, les voitures pulvérisées, six de ses conducteurs tués. Et la retraite dans le désordre jusqu’au camp de Souges, près de Bordeaux, les mouches qui tapissaient le sable du camp mêlé d’excréments, la dysenterie, le désespoir, le départ pour les Pyrénées, la démobilisation, sa place à Paris prise par un non-mobilisé, sa nomination dans un collège de province, enfin son retour dans la capitale au début de cette année.

Certes, il avait vécu tout cela. Il se regarda dans la glace. Il y vit les traits d’un homme qui avait durement appris à compter avec le réel. Son visage gardait la marque des souffrances. Alors, cette nuit de Tremplin-le-Haut était-elle un rêve ? Il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir l’estropié avec sa barbe de feu et son ventre comme une citrouille, sur son fauteuil. Et la jeune fille silencieuse…

Il ne savait plus que croire. Sur son bureau s’étalaient les copies corrigées. Quarante élèves de Mathématiques supérieures âgés de dix-huit à vingt ans. Il avait passé une partie de la nuit sur leurs devoirs. La nuit, deux ans, une seconde. Le temps d’avaler sa salive. Le temps, qu’est-ce que le temps ? Sur les copies brillait un objet menu, en argent, une preuve matérielle de son passage chez les Essaillon ; une cuillère à café, emportée par mégarde. Il la prit dans ses doigts. Elle était glacée. Il se déshabilla en frissonnant, gardant son caleçon de laine, enfila un pyjama fripé, pas très propre. Un pyjama de célibataire. Il s’assit sur son traversin. Ses genoux de sauterelle repliés vers son menton, il tâta les draps glacés du bout de ses orteils, se glissa dans le lit comme dans l’eau d’un fleuve. Il ne parvenait pas à se réchauffer. Il regrettait la paille de l’écurie de Vanesse, la chaleur et l’odeur des chevaux. Ce souvenir-là lui paraissait tout proche. C’était hier…

Il entendit sonner trois heures, quatre heures. Les heures n’en finissaient pas. Avait-il vraiment parcouru deux années en un éclair ? Le vent d’hiver gémissait sur la ville endormie. Derrière la cloison ronflait M. Michelet, son voisin de palier…

Si Essaillon tenait sa promesse, il allait arriver ce jour même. Essaillon, et sa fille Annette.

 

 

 

 

Des coups frappés à la porte de sa chambre l’éveillèrent. Il cria : « Voilà ! Voilà ! J’arrive ! »

« C’est eux », pensa-t-il.

Il bondit. À mi-chemin de la porte, il eut honte de ses pieds noirs, revint près de son lit, enfila ses chaussettes. Il claquait les dents d’émotion et de froid. Il arracha une couverture, s’en enveloppa, courut ouvrir.

Monsieur Saint-Menoux ? demanda une voix de flûte.

À la hauteur de sa ceinture, il aperçut la casquette et le nez rouge d’un petit télégraphiste.

— Oui, c’est moi.

— Voilà, m’sieu !…

Dans la pince de sa moufle, le gamin lui tendit un pneu, tourna les talons et dégringola l’escalier en chantant J’ai mon heure de swing !…

Saint-Menoux entendit sa logeuse qui l’insultait au passage. Ses mains tremblaient. Le pneu portait l’adresse de l’expéditeur : Noël Essaillon, 7, villa Racine, Paris 16e.

Mon cher ami,

Nous voici fidèles au rendez-vous. Nous vous attendons à déjeuner. Bien à vous. Noël Essaillon.

— Eh bien, mon cher voisin, j’espère que ce sont de bonnes nouvelles ?

À s’entendre interpeller, Pierre s’aperçut qu’il était resté sur le seuil de sa chambre. Il referma sa porte en grommelant « Merci, merci ». Des mèches de cheveux pâles lui retombaient sur les yeux.

M. Michelet haussa les épaules et descendit vers son petit déjeuner. M. Michelet, architecte malheureux, avait, à cinquante ans, perdu tous ses clients et sa fortune presque entière. Il habitait cette maison meublée du boulevard Saint-Jacques parce que, de l’autre côté du boulevard, s’élevait un des immeubles bâtis sur ses plans. Une sorte de chalet, avec des tourelles et des clochetons, entouré d’un mètre cinquante de semble-jardin, écrasé entre un garde-meuble et un entrepôt de charbon. De la fenêtre de sa chambre, par-dessus le métro, M. Michelet pouvait contempler son chef-d’œuvre à longueur de journée. Il ne lui restait que ce bonheur. L’âge et les épreuves l’avaient ratatiné. Ses vêtements de confection paraissaient trop grands pour lui. Son feutre gris, qui tournait au marron sale, lui descendait jusqu’aux oreilles. Son visage avait perdu toute couleur. Ses yeux mêmes étaient d’une teinte indécise, comme ces mares dont on aperçoit le fond vaseux parmi quelques reflets de ciel. Sa moustache, en sa jeunesse, devait être triomphante. Elle s’était découragée et tombait parallèlement aux coins amers de la bouche, jusqu’au menton mal rasé. Elle était grise en ses extrémités, et couleur de mégot tout le long de la lèvre.

Pour se venger de la méchanceté du sort, M. Michelet racontait à chacun l’histoire de ses infortunes. Il s’accrochait aux locataires de l’hôtel, aux gens de rencontre assez mal avisés pour prêter l’oreille à ses premières phrases. Il commençait par se soulager, chaque matin, auprès des habitués du bar-bougnat où il buvait son café national.

Il arrivait, impatient, avant le jour levé, quand le percolateur commence à siffler et que le patron bâille en alignant sur le comptoir les verres à pied où tintent les petites cuillères. Il retrouvait les mêmes ouvriers frileux qui vont prendre un des premiers métros. Sa gabardine s’insérait, près du zinc, entre leurs pardessus râpés et leurs bleus. Le plombier lui passait la giclette de saccharine qui remplaçait le calva regretté, lui donnait une tape amicale dans le dos et lui demandait si « ça allait pas mieux ? » Alors, M. Michelet commençait à raconter ses malheurs. Parfois, quelque malpoli l’interrompait : « On la connaît ta musique. » Même s’ils ne lui disaient rien, ils ne l’écoutaient pas. Ils le laissaient parler. Ils causaient de la guerre. Chacun savait comment elle allait finir.

 

 

 

 

Une allée s’ouvrait entre deux maisons au visage glacé. Elle quittait la rue bourgeoise et s’enfonçait parmi les arbres. Deux murs percés de rares portes et de grilles couraient de chaque côté d’elle, coiffés d’une couche de neige que des tessons de bouteille tranchaient de leurs nez aigus. Quelques pas avaient tracé un sentier sur le tapis blanc qui couvrait les pavés. Des arbres joignaient leurs branches nues, haut dans le ciel. Un silence de forêt baignait ce morceau de nature oublié dans la ville.

Saint-Menoux dut chercher les numéros sous les racines entrelacées du lierre. Il apercevait, à travers les troncs et les massifs, des maisons isolées. Au n° 5, trois chiens-loups accoururent du fond du parc, se jetèrent sur la porte. Ils sautaient après la grille, passaient entre les barreaux leurs gueules ouvertes, grondaient sauvagement, cherchaient à mordre, sans aboyer.

Le n° 7, c’était la dernière grille, celle qui se fermait à deux battants sur le bout de l’allée. Saint-Menoux sonna. Un pas courut sur la neige. Une femme âgée arriva. Elle portait une coiffe blanche aux grandes ailes amidonnées, une robe noire fermée au cou.

— C’est bien ici qu’habite M. Essaillon ?

Elle répondit « Oui ! Oui ! » de la tête, sans dire un mot. Les ailes de sa coiffe battirent. Elle fit signe au visiteur de la suivre. Elle courait. Les plis de sa jupe volaient autour de ses bas de coton blanc.

Saint-Menoux, étonné, courut derrière elle le long d’un sentier, grimpa le perron d’une maison en pierres de taille. Elle ne lui donna pas le temps de se remettre, ouvrit deux portes, s’effaça.

Pierre essoufflé ouvrait la bouche pour reprendre haleine.

Il fut accueilli par le rire d’Annette.

— Décidément, dit-il, je ne pourrai jamais… faire chez vous… une entrée normale !

Il se rappelait ses brodequins mouillés sur le parquet de Tremplin-le-Haut. C’était la même pièce, les mêmes meubles, éclairés par une lumière semblable, venue des fenêtres voilées de rideaux roses. Assis dans le même fauteuil, l’infirme, les deux mains dans sa barbe, regarda Saint-Menoux entrer avec le même sourire bienveillant, à peine ironique. Derrière lui, debout, se tenait sa fille. Elle seule avait changé. Elle s’était épanouie, mais gardait aux yeux cette flamme pure qui brille dans ceux des enfants très jeunes ou de quelques êtres qui n’ont rien à cacher. Elle avait poussé seule, près de ce père qui se contentait de jouir de ses soins, de son aide et de sa beauté. Personne ne lui avait appris à voir le mal où il n’en était point.

Elle fit quelques pas vers Saint-Menoux. Elle était vêtue d’une jupe plissée bleu marine à bretelles et d’un corsage de dentelles. Elle marchait les bras à demi pliés, les mains en avant. Elle tendait au visiteur ses mains et ses bras nus. À chaque pas, ses seins libres bougeaient un peu derrière les dentelles. Sa jupe cernait sa taille fine, s’arrondissait sur ses hanches et dansait au-dessus des jambes parfaites. Deux tresses enroulaient leurs volutes brunes sur ses tempes. Quelques cheveux fous échappaient à l’ordonnance, ombraient son front et sa nuque, accrochaient la lumière tout autour de sa tête. Son teint rose et doré évoquait la chaleur du sang et celle du soleil. Elle souriait, sans ouvrir les lèvres, de ce même sourire qui avait accueilli Saint-Menoux deux ans plus tôt, et qui baignait ses traits de douceur et de mystère.

Saint-Menoux ne savait guère apprécier la beauté féminine. Il vivait surtout par l’esprit, dans ces régions inhumaines où les mathématiques entraînent quelques privilégiés. D’Annette, il se rappelait le visage lumineux, et l’aimable accueil qu’elle lui avait réservé. Il ne la séparait pas du souvenir de son père.

Il fut pourtant frappé par la beauté et l’aisance de la jeune fille, mais quand il lui eut serré la main, il ne pensait déjà plus à elle. Il était la proie d’une curiosité angoissée qui l’occupait tout entier.

Au moment où la main du jeune homme s’était posée sur la sienne, Annette, tout à coup, avait cessé de sourire. Elle se tourna lentement pour le regarder s’éloigner d’elle, s’avancer dans la pièce, vers son père…

— Nous sommes bien heureux de vous revoir, mon cher ami, dit l’infirme. J’espère que ma vieille Philomène ne vous a pas trop mal reçu. C’est la nourrice de ma fille. Vous n’aviez pu la rencontrer lors de votre première visite. Elle était morte…

Ces derniers mots libérèrent Saint-Menoux de son angoisse. Cela ressemblait à une bonne plaisanterie. Il se mit à rire.

— Voilà au moins du nouveau, dit-il. On est sûr, avec vous, de ne pas manquer de surprise.

— Cela n’a rien de surprenant ! Asseyez-vous donc, mon cher Saint-Menoux. Vous connaissez le dévouement de ces vieux domestiques. Philomène menait la maison. Pour que « rien ne se perde », elle mangeait les restes. Un jour, elle s’est empoisonnée, sans doute avec quelque morceau de viande qu’elle avait oublié trop longtemps dans le garde-manger. Elle a mis quinze jours à mourir. Annette l’a pleurée. Un gros chagrin. Quand la noëlite fut au point, je retrouvai Philomène dans le passé, et je tentai de l’empêcher de mourir. Mais je n’ai pu trouver la cause exacte de sa maladie. Ne sachant ce qui l’avait empoisonnée, je l’ai enfermée dans sa chambre et je lui ai interdit la nourriture pendant huit jours. Une semaine au pain et à l’eau. Elle en est sortie maigre et à moitié enragée, mais vivante. Depuis, elle ne nous a plus quittés…

— Elle doit vous être prodigieusement reconnaissante ?

— N’en croyez rien, répondit Essaillon. Elle ne me le pardonne pas, au contraire. Elle vit dans le remords perpétuel d’avoir « volé son temps ». Elle se hâte, elle court, dans l’espoir d’achever plus vite cette vie dérobée. Mes nouvelles expériences ne lui plaisent guère. Elle dit que le diable me tient…

Ses paupières se plissèrent, cachèrent presque entièrement ses yeux. Pierre fut étonné de voir passer sur son visage un reflet de colère.

 

 

 

 

Même au temps de l’abondance, Saint-Menoux, retenu par son budget, n’avait jamais fait un pareil repas. Homard, poulet, gigot, petits pois frais, asperges, salade s’étaient succédé dans son assiette. Et pour finir, après un choix de fromages crémeux et de gâteaux au beurre, il s’était vu servir, en plein mois de février, des fraises, des cerises et des raisins d’une fraîcheur invraisemblable.

Il avait un petit estomac. Les portions minuscules des restaurants de la catégorie D lui suffisaient. Il prêtait trop peu d’attention à cette fonction inévitable, pour souffrir, comme ses voisins, des nourritures grises du temps d’armistice et de leurs goûts bizarres.

La cuisine de Philomène sembla éveiller en lui la faculté de savourer. Il s’émerveilla comme à quelque floraison inattendue au cœur de l’hiver. Il se bourra du premier plat, et dut se contenter de goûter aux autres. Le pain blanc lui parut fade.

Il sentit arriver le café, avant que la servante eût posé sur la table les tasses de moka.

Essaillon jouissait de son étonnement, Annette, de son plaisir.

L’infirme mangeait comme quatre et buvait sec. Sa barbe se garnissait de miettes de pain. Il la secouait après chaque plat. Son appétit semblait habituel. À voir sa fille remplir son assiette, Saint-Menoux devinait qu’elle devait le servir aussi abondamment à chaque repas. Essaillon le confirma d’ailleurs à son invité.

— Voyez-vous, dit-il, je suis, au fond, un ingénu. Je ne parviens pas à me saturer des joies de ce monde, joies des sens, joies du cœur et joies de l’esprit. Et je souffre de voir autour de moi tant d’hommes malheureux quand la vie pourrait leur offrir des jouissances si grandes et si variées. Je suis aujourd’hui le seul à manger en hiver des fruits mûris en leur temps normal et cueillis d’hier. Bientôt, je l’espère, chacun pourra faire comme moi. Venez, je vais vous montrer d’où je tiens ces richesses.

Annette poussa le fauteuil de son père. Ils entrèrent tous les trois dans une pièce voisine qui rappela à Saint-Menoux la cave des coffres d’une banque. Ses murs étaient divisés en une quantité de petites portes de métal gris, munies chacune d’une poignée et d’un bouton blanc pareil à celui d’une sonnette. L’infirme saisit une poignée et tira. Le battant s’ouvrit sur du noir. La clarté venue des grandes fenêtres ne pénétrait pas d’un millimètre dans le coffre. Il paraissait plein d’obscurité comme d’une substance. Le regard se heurtait à une ombre totale, ne parvenait pas à saisir le plus pâle reflet. Dans la pièce ouverte au grand jour d’après-midi, ce rectangle était irrationnel.

— Mettez votre main dans le coffre, dit Essaillon.

Saint-Menoux s’approcha, tendit le bras et grogna. Sa main ne pouvait pas entrer dans le vide. Elle ne rencontrait pourtant aucune résistance. Il tâta du bout des doigts cette ténèbre. Il ne sentit rien. Pas de grain lisse ni rugueux. Pas de matière. Pas de sensation de température. Rien. Il n’y avait point là de surface. Et sa main, que rien n’arrêtait, ne pouvait aller plus loin. Il y mit alors les deux mains. Il avait l’air d’un cambrioleur qui cherche à tâtons le secret d’une serrure. Ses doigts se promenaient le long du vide. Il s’appuya sur cette porte ouverte, tout son corps soutenu par ses mains posées à plat sur le noir. Et ses mains n’étaient en contact avec rien. Il était appuyé sur du néant.

Essaillon avait tiré ses lunettes de la poche de son gilet de laine, les avait posées sur son nez. Ses yeux frétillaient derrière ses verres.

— N’insistez pas, mon cher Pierre, dit-il. Je vais d’abord vous montrer le contenu de ce coffre. Je vous expliquerai ensuite le mystère. Regardez !…

Il appuya sur le bouton blanc. Saint-Menoux vit l’obscurité frémir, tourbillonner et se dissoudre. Une lampe verte venait de s’allumer au plafond du coffre. Sa lumière blafarde éclairait quatre mottes de beurre posées sur des plateaux de bois. Saint-Menoux avança la main. Elle entra, cette fois, sans difficulté, et son index fit un trou dans le beurre.

Pendant que Pierre, penaud, suçait son doigt, Essaillon appuya de nouveau sur le bouton. Un brouillard noir voila la lampe, s’arrêta au ras de la porte, devint comme un bloc. L’infirme ferma le battant.

— Vous avez vu mon garde-manger, dit-il. Je vais maintenant vous expliquer comment il fonctionne.

Ils retournèrent dans la pièce voisine. Philomène avait posé sur la table un assortiment de bouteilles d’alcools de toutes sortes.

— Choisissez ce que vous aimez et servez-vous… Vous venez de voir une application de la noëlite. Je suis parvenu à fabriquer une nouvelle variété de cette substance. Dans mon désir de rester le plus longtemps près de ma fillette chérie, j’ai voulu éterniser le présent. J’ai obtenu des résultats bien différents de ceux que j’escomptais. Qu’est-ce que le présent dans notre petit univers ? Pendant que je pense la phrase que je vais vous dire, elle fait partie de l’avenir. À mesure que je la prononce, elle tombe dans le passé. Le présent, est-ce le moment où je déguste cette merveilleuse liqueur ? Non ! Tant qu’elle n’a pas atteint mes lèvres, c’est l’avenir. Quand la sensation de son goût, de sa chaleur, qui m’emplit la bouche, quand ce plaisir atteint mon cerveau, il a déjà quitté mon palais. C’est le passé. L’avenir sombre dans le passé dès qu’il a cessé d’être futur. Le présent n’existe pas. Vouloir l’éterniser, c’était éterniser le néant. C’est ce que j’ai fait !

Saint-Menoux posa son verre. Il ne savait même pas ce qu’il avait bu.

— Ces coffres que vous avez vus sont enduits intérieurement d’une peinture à base de noëlite 3. Cette peinture soustrait à l’action du temps ce qui se trouve à l’intérieur du coffre. La lampe verte annule l’action de la noëlite. J’allume la lampe verte. J’introduis dans le coffre un poulet vivant. J’éteins la lampe. Le poulet cesse de devenir. Le présent, qui n’existait pas pour lui, sera désormais l’unique forme de son temps. Il ne bouge plus, car mouvement suppose vitesse, départ et arrivée, déplacement du temps. Son sang s’arrête. Ses sensations ne courent plus le long de ses filets nerveux. Il reste figé dans le présent. Il peut demeurer ainsi mille ans, sans vieillir, sans sentir. Dès que se rallume la lampe verte, il recommence à exister. Une allumette enflammée peut rester dans mon coffre une éternité sans s’éteindre ni se consumer.

« Quel est l’état des objets ou des organismes vivants ainsi conservés dans un éternel présent ? Nous pouvons seulement l’imaginer. Nous ne pouvons pas nous en rendre compte par les sens, car la lumière, l’odeur, les sons, tout s’arrête sous l’action de la noëlite. Et si vous ne pouvez pas faire entrer votre main dans le coffre, c’est qu’il ne peut pas y avoir mouvement à l’intérieur de ce présent perpétuel. Ainsi le néant reste-t-il inconnaissable.

«Quand j’eus mis au point la noëlite 3, je revins en 1938 en compagnie d’Annette. J’achetai cet hôtel, fis construire ces coffres. Je leur appliquai ma peinture, puis les garnis de denrées diverses. Quand l’un d’entre eux se trouve vide, Annette retourne faire un petit tour avant guerre et le remplit.

— C’est si drôle, dit Annette, de me retrouver fillette, avec mon expérience de jeune fille !

— Ecoutez-la, reprit l’infirme. Ecoutez-la parler de « son expérience », cette gamine !

Pierre la regarda. Il essayait d’imaginer le retour de cette magnifique adolescente dans son corps de grande fille. Il voyait ses seins s’amenuiser, s’aplatir, ses mollets maigrir, son visage se durcir… Elle le regardait dans les yeux, et ce fut lui qui le premier tourna la tête. Il toussa et enchaîna :

— Vraiment, avec vous, le miraculeux devient habituel. Vous vous promenez dans le temps comme dans les rues de la ville… N’avez-vous pas appliqué à d’autres usages la noëlite 3 ?

— Si ! J’en ai enduit l’intérieur des toiles de nos matelas, dont la laine a été retirée. Nous dormons mollement soutenus par du néant ! Quelle sensation étonnante de se sentir posé sur rien ! Vous voyez déjà quels services peut rendre la nouvelle substance. Hélas, l’histoire de notre temps nous le montre, toute invention peut être utilisée plus facilement au malheur des hommes qu’à leur bonheur. J’ai voulu m’assurer de la nocivité de la noëlite 3.

Il posa son verre. Une goutte d’armagnac brillait près de sa lèvre, comme une goutte de rosée blonde, entre deux fils d’or.

— J’en ai fait parvenir à un état-major lointain, par une voie détournée, dix hectolitres à l’état liquide, dans des récipients spéciaux. J’indiquais les précautions à prendre pour en garnir des bombes légères, fusantes. J’ai demandé qu’on me fasse part des résultats par une émission radiophonique, en sanscrit. Il n’existe pas beaucoup d’hommes qui le comprennent, dans le monde. Et ces hommes-là généralement se moquent de la T.S.F. Il y a six mois de cela. J’ai fixé l’heure et le jour de l’émission. Je vous attendais. C’est pour aujourd’hui, pour tout de suite. Ecoutons…

Il ouvrit la porte d’un bahut ancien sculpté au couteau. Une plaque d’ébonite apparut, munie de boutons moletés. Le premier bouton tourné, le poste gronda sourdement.

Essaillon chercha la longueur d’onde. Un fil de lumière bleue se déplaçait sur les chiffres d’un cadran. Au passage, les échos du monde giclaient dans la pièce, un éclat de cuivres, trois roucoulades d’un soprano, les trilles du morse, et le bruit de boîte à musique des trains de brouillage, par-dessus les voix déformées des speakers.

— Voilà, fit le savant.

Il regarda le cadran d’une haute horloge dont le balancier de cuivre berçait le temps.

— Dans deux minutes, dit-il.

Le poste diffusait un indicatif étrange, cinq notes de flûte sans cesse recommencées, envoûtantes comme la musique d’un charmeur de serpents.

Saint-Menoux, qui s’était levé, se rassit doucement au bord de sa chaise. Il n’osait plus faire le bruit de sa respiration. Annette, les mains sur la table, regardait son père avec une sorte d’inquiétude. Les deux minutes passèrent.

— Je me demande… grogna l’infirme.

Il se tut brusquement. Une voix sortait du poste, une voix d’homme, aiguë, monotone, qui prononçait des mots incompréhensibles, pleins du chant des voyelles. Le visage d’Essaillon s’éclaira. Il écoutait passionnément. Des deux mains, il fit signe aux autres de se taire, de cesser tout bruit. Puis il parla à voix basse, par phrases courtes, entrecoupées.

— Ils l’ont essayée… sur une petite ville… quelque part en Asie…

Saint-Menoux sentit son cœur se serrer. Il pressentait l’abominable.

Les petites mains d’Annette, sur la table, se fermèrent.

— Un avion a suffi… Il tourne au-dessus de la ville, jette ses bombes… Elles éclatent au-dessus des toits. La noëlite tombe en pluie. Pas de fracas ! Pas de bouleversement ! Pas de pâtés de maisons réduits en poussière ! Quelques bombes qui éclatent en l’air. Avec un bruit mou. Une petite pluie qui tombe. Là-haut, l’avion ronronne. Les gens lèvent la tête, voient le ciel se strier de raies noires. La noëlite tombe, la pluie atteint bêtes et gens… atteint le sol. Pas de sang, pas de brûlures. Une petite pluie ni chaude ni froide.

La voix du poste continuait son récit sans émotion, comme une litanie. Peu à peu, Essaillon s’exaltait. Il imaginait sans doute autant qu’il traduisait, remplaçait par des phrases concrètes les mots abstraits de la vieille langue, ajoutait tout ce qu’il devinait et que l’étranger qui parlait si loin ne pouvait pas, lui-même, savoir.

— Une pluie noire qui ne mouille pas… Une pluie d’encre impalpable. Mais l’homme qui en a reçu quelques gouttes sur la main, et qui veut approcher ses doigts de son visage, s’aperçoit avec effroi qu’il ne peut plus bouger sa main. Elle est clouée à l’air, clouée au présent immuable. Il ne peut plus remuer la tête. Il a de la noëlite dans les cheveux, sur les épaules. Il est ligoté. Il hurle d’épouvante. Toute la ville hurle. Tous les êtres vivants, atteints par-ci par-là, continuent à devenir, avec la partie de leur corps qui n’a pas été touchée, tandis qu’une autre partie s’immobilise dans le temps. À la place d’un bras, d’un nez, ils n’ont plus qu’une ombre sans poids fixée dans l’espace comme un ciment. Le sol des rues est jonché de taches ténébreuses. Les maisons sont à moitié fantômes. Les arbres des avenues ont des feuilles noires, que le vent n’agite plus. Une tempête agite le fleuve dont l’eau non atteinte doit se frayer un chemin parmi l’eau figée. L’air est traversé de millions de barres de ténèbres. Chaque goutte de noëlite, en tombant, a porté jusqu’au sol une mince colonne d’ombre que nul ne peut briser ni franchir, fût-elle de l’épaisseur d’un cheveu. Tout ce qui vit, tout ce qui d’ordinaire se meut, est cloué par des flèches au présent immobile.

« Hommes et bêtes meurent, parce que les cœurs ou les cerveaux s’arrêtent, parce qu’une artère principale est obstruée, parce que les nerfs ne commandent plus à la vie de continuer. Ceux qui sont moins atteints connaissent, après les souffrances de l’immobilité, celles de la faim et de la soif. Les rues sont peuplées d’une foule d’être englués qui s’agitent, essaient en vain de s’arracher à cette horreur. Dans les maisons, hommes et femmes préservés par les murs et les toits ne peuvent plus sortir de chez eux. Dans les rues se dressent des herses entre les barreaux desquels il est impossible de se glisser. La faim assaille ces assiégés. Bientôt la mort étend sa main silencieuse sur la ville. Dans les rues, des cadavres pendent, accrochés dans l’air par les morceaux de leur chair que la noëlite a touchés. La pourriture, peu à peu, les en arrache. Le sol est jonché de viandes putréfiées, d’os décharnés, tandis que l’air reste peuplé de profils, d’oreilles, de chevelures, de seins, de doigts noirs, figés, éternels, reliés au ciel par la pluie immobile du présent… »

Le poste, depuis quelques minutes, s’était tu. Essaillon se tut à son tour, ôta ses lunettes, passa sa main sur son front et sur ses yeux.

— C’est affreux ! fit Saint-Menoux à voix basse.

— Oui, c’est affreux, acquiesça l’infirme ; affreux, mais vraiment prodigieux, n’est-ce pas ?

Ses prunelles couleur de mer brillaient d’une singulière exaltation. Il poursuivit :

— Imaginez qu’il existe peut-être dans cette ville un homme sur lequel est tombé assez de noëlite pour qu’il soit conservé entier dans le présent. Peut-être un guetteur de D.C.A., sur un toit, près du point d’éclatement des bombes. Cet homme-là, seul dans la cité silencieuse, ni vivant ni mort, continue à monter la garde, hors de l’éternité. La fin du monde ne le touchera pas, car il n’y parviendra jamais. Dieu même ne peut plus l’atteindre…

Annette soupira.

— Vous devriez peut-être boire quelque chose, dit-elle à Saint-Menoux d’une voix très douce.

Sans attendre sa réponse, elle lui versa deux doigts de calvados. Elle avait subi moins que lui l’horreur du récit, parce qu’elle se trouvait plus sensible aux joies qu’aux malheurs, à la beauté qu’aux choses laides. Son corps resplendissant de vie ne se trouvait attiré que par la vie ; et son esprit restait rebelle aux images de mort.

On entendit un grand bruit de vaisselle brisée.

— Oh ! fit Annette, voilà ma pauvre Philomène qui se venge encore sur la porcelaine…

Elle quitta la pièce. Elle était chaussée de souliers de daim bleu, très simples, à hauts talons, qui faisaient paraître plus fines ses chevilles nues, et contractaient un peu le galbe de ses mollets. Elle chantonnait l’air de flûte du poste. Saint-Menoux ne la vit pas partir. Il se demandait comment il allait dire ce qu’il pensait.

— Je… fit-il. Hum !

Il se racla le gosier.

— Je ne voudrais pas vous faire de reproches… Ne croyez pas que… Je vous admire tellement… Mais je pense que vous avez peut-être eu tort de communiquer votre invention aux militaires. Ne craignez-vous pas qu’ils fassent d’effroyables ravages ?

Essaillon promenait sur sa barbe la brosse d’écaillé. Les soies caressaient les poils avec un bruit de satin.

— Rassurez-vous, mon petit Pierre, dit-il. Ils n’auront plus de noëlite. Ils ne savent pas d’où elle vient, et s’ils tentent de l’analyser, ils ne réussiront qu’à rendre inutilisables leurs instruments, leurs laboratoires et peut-être leurs chimistes ! Ils m’ont offert tout à l’heure des sommes fabuleuses. Ils ont ajouté qu’ils me rappelleraient tous les jours. Je ne les écouterai pas. C’est une expérience terminée. Je devine que vous m’en voulez de l’avoir faite. Elle ne vous semble pas cadrer avec mes buts humanitaires. C’est pourtant à cause de cette expérience que je ne livrerai pas ma noëlite au public. Avant d’agir, il faut connaître. Le Chinois qui inventa la poudre pour feux d’artifices aurait peut-être arrêté ses recherches s’il avait prévu le canon. D’autre part, nous autres savants ne devons pas montrer trop de sensiblerie. Qu’est-ce que la mort de quelques milliers d’hommes, quand on travaille au bonheur de l’humanité entière ?

Il jeta la brosse sur la table d’un geste désinvolte. Ses yeux étaient devenus froids comme un étang gelé. Mais Saint-Menoux ne pouvait oublier l’atroce excitation qu’il avait vue luire dans ces mêmes prunelles, pendant le récit du bombardement.

Essaillon se frotta les mains et se mit à sourire. Ce fut de nouveau le bon vivant, le gourmand, le chercheur heureux, qui parla :

— Et maintenant je vais vous montrer ma merveille, grâce à laquelle vous pourrez bientôt voyager dans les siècles futurs. Ayez la gentillesse de pousser mon fauteuil…

Ils passèrent dans une pièce contiguë qui devait être le laboratoire. Quatre grandes tables de marbre rose étaient disposées le long des murs. Une encoche en demi-cercle entamait chacune d’elles pour permettre à l’obèse d’y travailler sans quitter son fauteuil. La surface des tables était nue. Sous chacune se trouvaient des placards de fer aux portes fermées. Au-dessus d’une table, un costume de drap vert pendait à un clou du mur. Essaillon le montra du doigt :

— Voilà l’objet, dit-il, décrochez-le.

Saint-Menoux étala sur la table une sorte de combinaison, en une seule pièce de la cagoule au pantalon. Une fermeture éclair la fendait sur le devant. Deux trous y étaient pratiqués pour les yeux. Deux petits appareils étaient fixés à l’étoffe à la hauteur des oreilles. L’étoffe semblait avoir été trempée dans une bouillie à sulfater les vignes.

— Voici les accessoires nécessaires, ajouta Essaillon, qui tira d’un placard une paire de bottes, des gants à poignets très longs, des lunettes de motocycliste, une ceinture de cuir à laquelle était fixé un appareil carré en métal, gros comme ceux que portent sur le ventre les receveurs des autobus parisiens.

Il ajouta deux musettes et un sac tyrolien. Cuir, métal, lunettes étaient également de couleur verte.

— Tout ceci, dit le savant, est enduit d’une combinaison de noëlite 3 et de noëlites 1 et 2. Lorsque vous aurez revêtu ce costume, mis ces lunettes, enfilé ces gants et ces bottes, cet appareil fixé à votre ceinture vous permettra de vous promener parmi les siècles. Sa mise en marche rend actives à la fois la noëlite 3 et l’une des deux autres au choix. Vous désirez vous déplacer de cent ans en avant ? La noëlite 2 vous y transporte d’un seul coup. Et la noëlite 3 vous conserve tel que vous êtes. Elle préserve votre état présent, tandis que les autres vous précipitent dans l’avenir ou le passé. Le fonctionnement de l’appareil est bien simple. Ces cinq boutons moletés vous permettent de déplacer les curseurs le long des réglettes des heures, des jours, des mois, des années, des siècles. Le milieu des réglettes, marqué du chiffre 0, c’est le temps de votre départ. À gauche c’est le passé, à droite le futur. Les curseurs réglés, vous appuyez sur ce bouton rond, vous êtes immédiatement transporté au point du temps que vous avez déterminé. Pour revenir, appuyez sur ce bouton carré. Vous voilà ramené à votre point de départ comme par un élastique.

« Ce bouton triangulaire met en marche un vibreur. Vous ne l’actionnez qu’à votre arrivée. Le vibreur fait varier votre temps d’une seconde en avant et en arrière, à un rythme très rapide. À chaque aller et retour, vous sautez par-dessus le présent. Pour les gens qui vous entourent, vous n’êtes jamais là, toujours en retard ou en avance d’une seconde sur leur temps. Vous voilà donc invisible, impalpable. Un mur se présente à vous ? N’hésitez pas à le traverser. Il ne peut pas vous arrêter puisque vous n’êtes pas encore là, ou déjà passé. Rien ne vous fait obstacle. N’oubliez pas, quand vous mettez les lunettes, d’en enfoncer les branches dans ces petits trous des écouteurs. Lunettes et écouteurs sont, en effet, en liaison avec le vibreur. Dès que celui-ci fonctionne, le verre des lunettes et la membrane des écouteurs vibrent en harmonie avec lui, mais en sens inverse. Ils retardent les rayons lumineux et les sons quand votre temps s’accélère, et les accélèrent quand vous êtes en retard. Ils vous restituent le monde dont vous n’auriez, sans eux, qu’une sensation brouillée, chaotique. Peut-être y aura-t-il parfois un léger fading dans votre audition, et il pourra vous advenir de voir trouble. Mais vos sens s’accoutumeront très vite. Rien ne vous empêche d’ailleurs, si vous jugez pouvoir vous montrer sans danger, d’arrêter le vibreur. Il vous suffira d’appuyer une fois de plus sur le bouton. Les musettes contiennent des vivres, des armes, des outils, une caméra et des pièces de tissu gommé pour réparer rapidement tout accroc fait au « scaphandre du temps ». C’est ainsi que j’ai baptisé ce costume. Le sac vous permettra de rapporter de vos explorations des objets ou de menus êtres vivants. »

Saint-Menoux ne songeait plus à s’étonner.

— Vous me dites toujours « vous », fit-il cependant remarquer. Ne viendrez-vous pas avec moi ?

— Hélas, comment viendrais-je ? répondit l’infirme dont le front s’était assombri.

Il montra du doigt ses moignons : « Je ne peux même pas me tenir debout. »

— Mais, alors, tout ceci n’a pas encore été essayé ?

— Si, par moi ! dit en souriant Annette qui venait d’entrer dans la pièce.

Saint-Menoux la regarda avec étonnement. Il n’aurait pas imaginé qu’elle pût prendre une part active aux recherches de son père. Son étonnement éveilla son attention, lui fit voir la jeune fille, le temps d’un éclair, telle qu’elle était, à la fois frêle et solide, de chair pleine et tendre, radieuse.

— Vous êtes si… commença-il.

Il allait dire « si jolie ». Il s’aperçut que son compliment était aussi une absurdité. Il s’arrêta et rougit.

— Ces essais nous ont montré, reprit l’inventeur, que le voyage dans le temps s’accompagne d’un voyage dans l’espace. Mais si mon appareil commande le premier, le second semble être déterminé par les désirs ou des souvenirs inconscients. Vos expériences vous permettront sans doute de connaître assez vite le processus de ces déplacements. Quand commencez-vous, mon cher ami ?

Saint-Menoux, pris de court, ne sut que répondre. Invité à l’action, il sentait naître en lui une âme craintive de cobaye. La paisible assurance de l’infirme, au lieu de le tranquilliser, le terrifiait. L’horreur provoquée en lui par le récit de la radio renaissait et le submergeait. De toute évidence, sa vie n’importait pas plus au savant que celle du dernier coolie. Vers quel inconnu terrifiant était-il invité à se précipiter ?

Il crut voir dans les yeux d’Essaillon une avidité qui l’épouvanta, et qui, devant son silence, faisait place peu à peu à une sévérité pleine de menaces.

Il se détourna, considéra le scaphandre étalé sur le marbre rose, prit un air dégagé qui lui allait fort mal, pinça l’étoffe d’une manche, la souleva, la laissa retomber, et dit d’une voix pointue :

— Pas aujourd’hui, non, décidément, pas aujourd’hui. J’ai trop mangé, et surtout trop bu. Je ne me sens pas maître de moi. Je risquerais de voir l’avenir en double…

Il se mit à rire, tout heureux de s’en tirer par une plaisanterie. Il prit congé de ses hôtes, et se mit à courir dans la neige. Il respirait avec une joie de noyé rappelé à la vie.

 

 

 

 

À peine Saint-Menoux fut-il couché, ce soir-là, que le remords le prit. Comment osait-il avoir peur, alors qu’Annette, cette enfant, s’était livrée sans crainte aux expériences ? Et s’il y avait quelque danger, la prodigieuse aventure ne valait-elle pas qu’il en courût le risque ?

Il se reprocha d’avoir eu de mauvaises pensées à l’égard de son hôte. Il était normal qu’Essaillon se montrât impatient de connaître, normal aussi qu’il se livrât sans émoi à des expériences cruelles. La tâche prodigieuse qu’il s’était fixée justifiait tout.

Pierre mit sur le compte de l’alcool sa méfiance envers le savant, et sa peur au moment d’agir. Il s’endormit tard, se leva avant le jour, éternuant aux quatre coins de la chambre glacée.

Il descendit au bar-bougnat, fut heureux d’y trouver M. Michelet, qui l’aida à tuer le temps par un nouveau récit de ses malheurs. L’architecte, ravi, l’entraîna de l’autre côté du boulevard, au pied de son chef-d’œuvre, lui en fit admirer tous les détails. Le toit était recouvert de carreaux vernis de différentes couleurs, disposés en mosaïque. Celle-ci représentait un petit chat qui jouait, une patte en l’air. Huit cheminées noires portaient chacune, à leur faîte, un animal de faïence ; un moineau gros comme une dinde ; un taureau de même taille, un bouledogue, un pigeon, un coq, un papillon, un paon et une carpe. Aux quatre coins du bâtiment se dressaient des clochetons surmontés chacun d’une boule de cuivre. Des personnages en ronde bosse ornaient la façade. Une chasse à courre se déployait à la hauteur du premier étage. Le cerf avait mis une fenêtre en ogive entre la meute et lui. Une rangée de cors de chasse soutenait le toit en surplomb.

— C’est tout de même plus moderne que les feuilles d’acanthe ! dit M. Michelet.

Ce novateur n’avait sacrifié à la tradition que pour l’ornement de la porte d’entrée, surmontée de trois têtes classiques de Méduse. Il commençait un discours sur la noble allure des deux marches d’escalier qui menaient à ladite porte, quand neuf heures sonnèrent à un clocher proche. Saint-Menoux planta là l’architecte.

Une demi-heure plus tard, il sonnait au n° 7 de la rue Racine et se déclarait prêt à commencer les expériences, sans perdre une minute.

À dix heures trente, debout au milieu du laboratoire, il bouclait sur lui la dernière courroie du sac tyrolien. Annette, un peu angoissée, vérifiait tout son équipement. Haut et maigre, vêtu de ce vert agressif, il ressemblait à un tronc d’arbre recouvert de mousse. À travers ses lunettes il vit Essaillon lui faire signe : « Allez ! » Il appuya sur le bouton de départ.

 

 

 

 

Au moment où il appuyait, il éternua. Son doigt glissa sur le bouton et n’y exerça pas une franche pression. Il lui sembla que ses yeux et ses oreilles se détachaient de son visage, ainsi que sa langue, dont il sentit la chaleur fuir devant lui. Son nez gonflé de rhume s’arracha de sa tête comme une dent cariée. Il se trouva extraordinairement soulagé. Il ne posait plus sur ses pieds. Son corps avait une légèreté de cendre. Sa tête était une bulle.

Il se sentit devenir poreux, envahi par une subtilité dévorante. Ce fut sa dernière impression. Le poids même de la pensée le quitta.

 

 

Lors des expériences auxquelles s’était livrée Annette, Essaillon avait vu sa fille disparaître d’un seul coup, quitter sans transition le monde accessible à ses sens. Aussi devina-t-il qu’il se passait quelque chose d’anormal lorsque, devant ses yeux, Saint-Menoux devint pareil à une fumée, à l’esquisse de sa propre forme. Une force verticale étirait ce fantôme vers le haut, le tordait en spirale, le secouant, tentait de l’arracher du plancher où ses pieds adhéraient. De seconde en seconde, il devenait plus ténu, plus transparent.

— Vite ! cria le savant, Annette, la lampe 8 !

La jeune fille se précipita vers un interrupteur. Un énorme tube s’alluma au plafond. Une lumière violente, sanglante, envahit la pièce, chassa la clarté du jour, la poursuivit en dehors des fenêtres, brûla la neige, fit craquer les arbres, envahit les jardins, submergea les villas, gagna tout le quartier, monta à l’assaut du ciel. Les passants levaient le nez, s’arrêtaient une seconde, haussaient les épaules, « C’est encore cette saloperie de guerre ! » Rien ne les étonnait plus. Le lendemain, les journaux signalèrent l’aurore boréale, et l’abbé Moreux fit une déclaration sur les taches solaires.

Dans le laboratoire, les objets étaient devenus incandescents. En quelques secondes, le fantôme de Saint-Menoux s’était raccourci, contracté, immobilisé, épaissi. Le jeune professeur, semblable à un tison, se dressait, solide, devant l’infirme. Il acheva son éternuement. Essaillon tendit une main ardente, appuya sur le bouton de retour de l’appareil.

— Ferme ! cria-t-il à sa fille.

La lumière rouge quitta les nuages, les rues et les toits, rentra par les fenêtres, se résorba dans le tube qui s’éteignit.

— Tiens ! Eh bien, vous voyez, je n’ai pas changé de place, dit à travers l’étoffe du scaphandre la voix de Saint-Menoux.

— Ni de temps, mon cher ami, répondit Essaillon.

— Ah ! je me croyais arrivé.

— Non, vous n’êtes pas parti.

Le jeune homme ouvrit la cagoule et exprima sa déception.

L’examen de l’appareil, la confrontation des souvenirs d’Annette avec les impressions de Saint-Menoux permirent au savant de deviner ce qui s’était passé.

— C’est passionnant ! dit-il. Vous n’avez pas appuyé à fond sur le bouton. Vous avez reçu une impulsion trop faible et quitté votre temps sans pouvoir en atteindre un autre ! Vous êtes resté coincé entre le présent et le futur ! En somme, vous étiez au conditionnel !

Il frappa sur le bras de son fauteuil. Il riait comme un enfant. Sa barbe ondulait en marée d’or. Saint-Menoux comprenait lentement à quel danger il venait d’échapper. Il ne trouvait pas cela très drôle. Il n’éprouvait pas, pourtant, une véritable crainte, mais un effroi purement intellectuel. Son corps se souvenait avec délices de ce départ exquis, de cette explosion éthérée de ses sens. Il ne put résister à l’envie de recommencer tout de suite. Il ferma la cagoule, ajusta les lunettes, fit « au revoir » de la main à ses hôtes et, cette fois, appuya à fond sur le bouton.

 

 

Il manqua de tomber. Son pied avait heurté une marche. Il n’y voyait rien. Il se rappela qu’il avait réglé son appareil pour un voyage d’une demi-journée seulement dans l’avenir. L’infirme lui avait conseillé de ne pas aller trop loin pour la première fois, et de fixer son arrivée à la nuit, pour passer plus facilement inaperçu.

L’obscurité qui l’entourait lui montra qu’il était arrivé. Il s’étonna de la facilité de son passage, sans transition, du présent au futur. Il n’avait rien ressenti. Si l’appareil fonctionnait exactement, il devait se trouver vers onze heures du soir. Mais où ?…

Il retira ses lunettes, pour essayer de voir plus clair. Une vague odeur frappa ses narines ; une odeur qui lui parut familière. Ça sentait à la fois l’encaustique et le water-closet, avec un fond douceâtre de chou-fleur cuit. Brusquement, il devina. Il étendit la main, reconnut la rampe de bois. Il était dans l’escalier de son hôtel !

Il se mit à rire dans le noir. Il eut envie de crier au feu pour réveiller toute la maisonnée. Ses réflexes d’homme convenable l’en empêchèrent. Il était pourtant trop joyeux de la réussite de l’expérience pour laisser les choses se passer simplement. Il était joyeux comme un enfant qui se sert pour la première fois d’un jouet. Il demeurait d’ailleurs à beaucoup d’égards naïf et simple comme un enfant. La seule fréquentation des mathématiques ne mûrit guère le cœur ni le caractère. Il résolut d’aller faire une farce à M. Michelet. Il passerait à travers la porte, lui chatouillerait les pieds, lui tirerait la barbe. Quelle magnifique invention !

Il allait commencer de monter les marches quand la minuterie s’éclaira. Quelqu’un entrait. Il mit le doigt sur le bouton du vibreur, mais se rappela à temps qu’il avait quitté les lunettes. Pendant qu’il les rajustait, les mains tremblantes de hâte, la porte du couloir s’ouvrit et Saint-Menoux aperçut, montant vers lui quatre à quatre… Saint-Menoux.

Il en eut la respiration coupée. L’autre lui-même, celui qui arrivait, vêtu comme tous les jours, lui souriait, heureux de son étonnement. La rencontre ne le surprenait pas. Il était déjà au courant. Il était plus vieux de douze heures… Les deux Saint-Menoux se trouvèrent bientôt face à face, sur l’étroit palier, entre deux étages. La lampe de la minuterie les éclairait d’une lumière jaune. Saint-Menoux-scaphandre ne revenait pas de son émotion. Son cœur battait à grands coups entre ses côtes. Il se considérait avec des yeux avides. Il ôta ses lunettes, puis ses gants.

Saint-Menoux-pardessus le regardait, avec un sourire, ravi, accomplir les gestes qu’il connaissait. Il se prêtait avec complaisance à l’examen. Il pirouetta sur lui-même pour bien se montrer sur toutes les faces. Saint-Menoux-scaphandre reprit enfin son souffle.

— C’est… C’est donc toi, dit-il.

— Tu devrais dire : « C’est donc moi » ! répliqua l’autre.

Il lui donna une bourrade dans les côtes. Saint-Menoux-scaphandre sourit, lui rendit sa bourrade. Ils se mirent à rire tous les deux, d’abord doucement, puis sans retenue, à se tordre. Ils se donnaient de grands coups sur les épaules. Leurs rires emplissaient la maison. La minuterie s’éteignit. Ils montèrent bras dessus, bras dessous, dans l’obscurité, l’escalier qu’ils connaissaient bien. Ils avaient encore des hoquets de rire. Les cloisons, autour d’eux, résonnaient des coups de protestation.

 

 

 

 

Quand ils furent assis tous deux, côte à côte, sur le bord du lit, leurs mains posées de la même façon sur leurs genoux maigres, il s’aperçut qu’il ressentait un bonheur extrême, une satisfaction chaude de cœur à laquelle s’ajoutait un sentiment de sécurité. Peut-être avait-il connu pareille joie au temps de son enfance, lorsqu’il venait, essoufflé par les jeux, chercher la paix dans les bras de sa mère. Il n’avait jamais, depuis, rencontré un être digne d’une semblable confiance. Il venait, à l’instant, de le trouver, le compagnon parfait, celui que les hommes cherchent en vain, l’âme jumelle. Entre eux, point de mensonge, de fausse pudeur. Et leur égoïsme, c’était justement ce qu’ils partageaient le mieux. Il s’embrassa. Il éprouva une étrange émotion à sentir, dans ses quatre bras, ses deux poitrines vivantes. Comme il faisait froid, ils se déshabillèrent, se glissèrent dans le lit étroit que leur double présence réchauffa bientôt. Il se gardait bien de parler. À quoi bon puisqu’il se connaissait tout ? Chacun ne fait que se chercher, toute sa vie, à travers les femmes et les hommes. Lui s’était trouvé.

La puissance de leur joie les garda du sommeil. Ils auraient voulu ne plus jamais se quitter. Mais le temps de leur rencontre ne devait pas dépasser les douze heures qui séparaient Saint-Menoux en deux. Sans quoi, le second lui-même allait disparaître.

Vers neuf heures ils se levèrent. Il eut un moment d’angoisse quand il dut déterminer lequel des deux allait reprendre le scaphandre. Il se confondait. Enfin, il sourit. Posant une main sur son estomac, il tendit l’autre vers son double.

— C’est toi, dit-il. Je me rappelle, j’ai mangé hier soir chez Essaillon. Il y avait du civet. Je ne l’ai pas bien digéré.

Essaillon s’essuya la bouche et demanda :

— Avez-vous compris pourquoi vous étiez arrivé dans l’escalier de votre hôtel ?

— Ma foi non ! répondit Saint-Menoux, qui attaquait le civet. Je ne me suis même pas posé la question.

— Je suppose que vous n’aviez fixé votre pensée sur rien. C’est votre corps qui a décidé. Il avait l’habitude de monter ou de descendre ces marches plusieurs fois par jour, automatiquement, sans que votre esprit prêtât la moindre attention au mouvement de vos jambes. Votre esprit absent au moment de votre départ, votre corps s’est mis en marche par un mouvement familier, et vous a entraîné là-bas.

— C’est bien possible, dit le jeune homme. Demain je tâcherai de mieux me diriger.

Il était distrait, et pressé de partir.

Le repas terminé, il baisa la main d’Annette, serra la paume grasse du savant et s’en fut. Le voyage, dans le métro, lui parut interminable. À peine sorti de la station, il se précipita vers son hôtel, courut dans le noir jusqu’au bout du couloir, appuya sur le bouton de la minuterie, poussa la porte vitrée, leva la tête.

À dix marches de lui, Saint-Menoux vêtu de vert, effaré, le regardait monter !

Pierre vécut pour la deuxième fois cette nuit de rencontre avec lui-même. Son double reparti vers le passé, il reprit le chemin de la villa Racine. Il s’était quitté avec déchirement. Mais il se retrouverait quand il voudrait. Il portait en lui l’objet de son regret. Il ne s’était séparé que pour mieux se confondre. Il rêva d’une combinaison qui lui permettrait de se rencontrer, non plus à deux Saint-Menoux, mais à trois, peut-être davantage. Il se vit groupe, foule, multitude. Il peuplait la terre à lui tout seul. Quelle concorde ! Le Paradis doit être ainsi. Tous les élus, dans le sein de Dieu, ne forment qu’un seul être.

— Pouvez pas vous pousser, non ? s’pèce d’échalas !

Une marchande de quatre saisons, en jupe noire plissée, le bousculait de son ventre et de ses tétons. Un monsieur qui tenait une serviette sous le bras lui plantait un coude dans les côtes. Le capuchon de la dame en vert lui chatouillait le cou. Il sentait contre son derrière la tête d’un enfant. Le métro était plein comme un couffin de figues. Vingt-sept personnes montèrent encore. Les employés du quai bourrèrent les dernières à grands coups de fesses.

D’accord avec le savant, Saint-Menoux décida, ce jour-là, de faire un saut plus important dans l’avenir. Il disposa les réglettes sur les curseurs pour un voyage d’un mois et d’une demi-journée supplémentaire pour arriver la nuit. Midi allait sonner lorsqu’il se trouva prêt à partir.

— Rappelez-vous, lui recommanda Essaillon, ce que je vous ai dit hier soir. Si vous ne voulez pas arriver n’importe où, tâchez de fixer votre pensée sur quelque chose.

— C’est bien facile, répondit Saint-Menoux.

Il posa le doigt sur le bouton de départ et se demanda à quoi il pourrait bien penser. Rien ne l’intéressait d’une façon particulière. La première image qui se présenta à son esprit fut celle de la place de la Concorde. Comme il allait appuyer sur le bouton, il s’aperçut qu’il était déjà très loin de la place. Il s’était représenté l’image des pavés. Leur assemblage lui avait rappelé la solution graphique d’un problème, le papier sur lequel il l’avait dessinée, le marchand qui lui avait vendu ce papier, le cinéma qui se trouvait à côté de la boutique, le visage de Tino Rossi sur les affiches. Il se surprenait à fredonner Veni, veni, veni…

Il revint à la place de la Concorde. Les fiacres lui suggérèrent crottin, le crottin fumier, le fumier labours.

Cette succession d’images se déroulait dans son esprit à une vitesse effarante.

Il retourna une troisième fois à la place où se dresse l’Obélisque. L’Obélisque lui rappela les Pyramides, les Pyramides Napoléon, Napoléon Joséphine, Joséphine un hamac, le hamac un marin, le marin la mer, la mer les huîtres, les huîtres un citron.

Furieux, il appuya sur le bouton alors qu’il ne savait plus où il en était.

 

 

 

 

Très faiblement éclairé et coloré en vert par ses lunettes, il aperçut, au-dessus de lui, un plafond auquel pendait un lustre. Il se trouvait couché. Un parfum de femme reposant dans sa tiédeur parvint à ses narines, à travers sa cagoule. Des couvertures légères couvraient son corps ; un bras, à peine plus lourd, était posé sur sa poitrine. Il tourna lentement la tête : Annette dormait contre lui.

Couchée sur le côté, elle dormait, le visage détendu, la respiration lente. Ses deux tresses brunes dessinaient une arabesque sur le drap brodé. Son corps allongé touchait celui de Pierre. Il en sentit les douceurs rondes, un sein sur son bras droit, une cuisse contre sa cuisse. Elle dormait, abandonnée, confiante. La porte close défendait son repos, et la veilleuse éloignait les rêves noirs. Avec ses grands os et ses vêtements rudes, il s’était planté comme une épine dans la chair tendre de cette nuit de vierge.

Il sentait, à travers toutes ses étoffes, la tiédeur, la rondeur, le tendre poids de ce corps voisin pénétrer son corps, l’arrondir, le garnir de douceur et de volume. Et son cœur battait d’un grand émoi. Il sut aussitôt qu’il aimait Annette. Sans doute avait-il été trop occupé pour s’en apercevoir plus tôt. En temps normal, il ne se souciait pas d’aimer, si ce n’étaient les combinaisons infinies des chiffres et des figures abstraites qui ravissaient son esprit. Et depuis qu’il avait rencontré Essaillon, il éprouvait cette passion qui étouffe toutes les autres chez ceux qu’elle anime : la curiosité scientifique. Son amour pour Annette était né en lui sans qu’il y prît garde, et voilà qu’il l’entraînait, à travers le temps et l’espace, à l’endroit même où il espérait trouver satisfaction. Pierre jugea que son cœur et son corps se conduisaient en soudards. Mais le bonheur qui l’inondait chassa le remords.

C’était autre chose que la joie égoïste et stérile de la nuit précédente : un bien-être physique incomparable, de l’or dans les veines, un soleil dans la poitrine…

Un soleil… Oui, il se sent glorieux comme le soleil sur la moisson. Et une envie folle monte en lui de prendre entre ses bras Annette douce et tendre, Annette ronde comme un fruit, abandonnée près de lui. Mais s’il bouge, elle s’éveille et crie, terrifiée…

La puissance de son amour gonfle ses muscles, accélère son sang, fait ronfler ses tempes. Ses oreilles brûlent. Il les devine écarlates. Ses mains ardentes suent dans les gants. Il n’ose remuer un cil. Il est éperdu de joie et de honte. Il aime. Une crampe lui mord la cuisse. Le parfum de la jeune fille le pénètre. Sa torture égale sa félicité. Il pense aussi qu’il est inconvenant de s’introduire dans le lit de la femme adorée avec ses bottes.

Annette rêve. Elle est au bord de la mer. Une tour de marbre blanc s’élève entre les vagues. La fine dentelle d’un escalier en colimaçon s’enroule autour d’elle, jusqu’aux nuages. « Surtout, n’oublie pas les trois onces de fleur de mercure », lui dit son père. Les vagues dorées de la barbe du savant caressent le bas de la tour. Un cortège d’enfants vêtus en marquis monte l’escalier. Les trois onces sont là-haut, tout à fait au sommet. Pierre descend, en parachute, une mitraillette au poing. « Pierre… », soupire-t-elle. Elle s’éveille à demi, ouvre les yeux. Pierre fond sous sa main. Elle s’étend, écarte ses bras et ses jambes. Tout son corps repose. Elle est bien, elle dort…

 

 

 

 

Au soupir d’Annette, Saint-Menoux avait appuyé sur le bouton du vibreur, qu’il n’avait pas utilisé lors de son premier voyage. Le monde visible s’était aussitôt transformé. L’abat-jour rond de la veilleuse devint parabolique, le lit doubla de largeur, et le visage d’Annette s’étira comme dans une glace de Luna-Park. Pierre fit les gestes nécessaires pour se lever. Mais au lieu de se dresser, il passa à travers le lit, se retrouva sous le sommier, glissa de côté, s’immobilisa, eut enfin l’impression de se trouver assis au milieu de la chambre. Devant lui, à l’endroit où auraient dû s’étendre ses cuisses et ses jambes, il n’y avait que l’air transparent. Avec angoisse, il se tâta. Il se sentit dur, présent. Mais quand il mit la main devant ses yeux, rien ne cacha à son regard le tiroir entrouvert de la commode. Il dut se rendre à l’évidence : il ne se voyait point. Essaillon avait oublié de le prévenir. Lui-même aurait dû le deviner : les lunettes lui montraient le temps où il ne se trouvait pas. Elles ne pouvaient lui transmettre son image.

Quand il voulut se lever et marcher, il s’enfonça à moitié dans le plancher, puis remonta lentement jusqu’au plafond dans lequel sa tête disparut. Il ne pesait pas sur ce monde qui n’était pas le sien. Seuls ses élans musculaires le projetaient à droite, à gauche, en haut, en bas, sans qu’il pût prendre appui sur rien. Il s’agita longtemps en vain, avant de parvenir à se diriger. Quand il levait le pied pour marcher, l’élan de sa jambe entraînait celle-ci vers le haut, et Pierre se mettait à tourner comme les ailes d’un moulin sous la brise légère. Il rassemblait ses membres, se détendait, partait en grenouille à travers un mur…

Il s’habitua peu à peu à sa nouvelle façon de se mouvoir, et à l’étrange sensation de posséder un corps solide, chaud, que ses mains tâtaient, mais qui n’existait pas pour ses yeux. Il parvint à peu près à aller où il voulait. Il jetait un membre en avant, se laissait emporter par l’élan que rien ne freinait. Un geste du bras l’entraînait à travers des maisons fantômes.

Au premier geste qui l’emporta, il fut soulagé de retrouver la nuit. Il ne se voyait pas mais il ne voyait rien d’autre. Il n’était pas différent de n’importe quel Parisien aventuré sans lampe dans le black-out. Sauf qu’il ne risquait point de chute ni de bosse. La nuit ne lui ménageait pas de surprise, ne pouvait mettre sur son chemin aucun obstacle. Le monde matériel avait perdu pour lui toute consistance.

Quand il regardait la lumière, il avait l’impression, tant le vibreur déformait l’apparence des choses, d’errer parmi les images d’un film projeté par une lanterne biscornue.

Il put commencer à regarder autour de lui. Il vit, dans des lits transparents, des couples ovoïdes se débattre. Il entra par le plafond dans une boîte de nuit en sous-sol, minuscule, dont les murs recouverts de glaces s’efforçaient à multiplier l’étendue. Il descendit au milieu d’une table, s’arrêta. Sa cuisse gauche devait traverser le seau à Champagne, sa main droite pendait dans le crâne congestionné d’un buveur. Et la bouche de cette fille saoule, qui riait aux éclats, se trouvait exactement à la place de son foie. Il se dressait invisible et solide, au milieu d’un univers visible et mou.

Il lui sembla voir dans la glace un objet étrange. Il y arrêta son regard, reconnut avec ahurissement deux yeux, à deux pas de lui, deux yeux sans visage, aussi grands que des œufs au plat, deux yeux ronds avec les sourcils et le commencement des joues.

Il s’approcha lentement. Lentement, les yeux s’approchèrent, suspendus dans l’espace comme deux poissons-lune dans un aquarium. Un frisson parcourut le dos de Saint-Menoux. Mille craintes ébranlèrent ses certitudes rationnelles. Ces yeux, horrible reste, étaient-ils la forme d’une âme en peine, d’une larve, d’un démon, que l’étonnant appareil rendait visible à ses yeux de mortel ? Depuis combien de temps erraient-ils dans l’espace, à la recherche de quel paradis, de quel purgatoire, condamnés à quelle abominable pénitence ?

Saint-Menoux sentait l’horreur le glacer. Il venait de pénétrer dans le grand mystère du royaume qui n’est pas de ce monde. Les yeux, immobilisés à la hauteur de son visage, le fixaient. Il faillit crier. Alors que les vivants qui grouillaient autour de lui étaient incapables de le percevoir, ces prunelles fantomales le voyaient, le regardaient dans les yeux, avec une expression d’indicible stupéfaction et de dégoût.

Etait-il donc si laid, si pitoyable ? Il se sentait percé par ce regard jusqu’au fond de son âme misérable. Il retrouva la crainte puissante qui l’avait étranglé quand il avait dû, pour la première fois, enfant, s’ouvrir au confesseur. Deux larmes lui vinrent. Il vit les mêmes briller dans les prunelles flottantes. Soulagé, sans transition, il éclata de rire. Il avait compris. Il cligna de l’œil gauche. En face, l’œil droit se ferma. Il renifla, se traita d’idiot. C’étaient ses propres yeux dont le miroir lui renvoyait le reflet, ses yeux, la seule partie de son corps qu’il pût voir, parce que leur image traversait les lunettes dans les deux sens !

Il poussa un profond soupir. Il retrouvait son équilibre. Pas de mystère. Qu’allait-il chercher ? Il n’y a que la science… Il fut heureux de s’apercevoir enfin, si peu que ce fût. Les yeux ronds sourirent.

Il avait presque oublié le lieu où il se trouvait. Il regarda de nouveau autour de lui. Les visages blafards des noceurs se multipliaient dans les glaces, ondulaient comme des vessies agitées par le vent. Les lumières s’éteignirent. Une chanteuse nue ondoya, livide, dans le faisceau d’un projecteur. Elle pleurait des mots qui se mélangeaient les uns aux autres. Son nombril était grand comme une bouche. Dans l’ombre grouillante, la foule des dîneurs ricanait et mâchait.

Saint-Menoux s’en fut lentement, traversa sans le troubler le faisceau de lumière, puis le miroir, un placard de vaisselle, l’eau sale de la plonge, une voûte, une cave obscure, des mètres de terre et de ciment, et se trouva sur le quai d’une station de métro fermée. Il enfila une galerie vide, sinistre, éclairée par deux ampoules nues. Un train passa sur la voie. Cinq cents personnes comprimées traversaient en trombe ce monde désert. Un rat, plus haut qu’un porc, disparut dans un trou d’épingle.

D’une détente, Saint-Menoux quitta le sous-sol, monta jusqu’au faîte d’une maison bourgeoise, vit au passage une femme mûre compter ses cuillères et se coucher entre deux jambons. Son mari quittait sur la pointe des pieds la chambre voisine, montait retrouver la soubrette en bigoudis, la payait d’une tranche de veau froid. Le voyageur poursuivit sa promenade. Il glissait dans l’espace, parfois les pieds en l’air, ou le ventre à l’horizontale, pelotonné comme un flocon, ou étendu à la façon d’un oiseau planeur. Il entrait la tête la première dans les chambres fermées à triple tour, découvrait les hommes au moment où ils abandonnent leurs attitudes et se montrent tels qu’ils sont. Les hommes et les femmes seuls, et les ménages qui depuis des années ne se cachent plus rien, se déshabillaient devant l’invisible témoin. Peut-être le vibreur les montrait-il plus laids qu’ils n’étaient en vérité, déformés, écroulés, enflés, décolorés, mais Saint-Menoux, peu à peu, oubliait ses lunettes, et ne faisait plus de différence entre sa vision et le réel. Il vit le linge gris quitter des peaux grises, dénuder des cuisses maigres, tordues, des ventres gonflés où l’ombilic pointait. Des plaques noires marbraient les pieds. Des seins énormes flottaient comme chiens en Seine, d’autres, plats, rampaient jusqu’au sol. Des orteils aux ongles en vis s’emmêlaient sous les lits, des bras osseux se dépliaient, se repliaient, menaçaient les murs de leurs coudes, des chevelures verdâtres étalaient sur les oreillers leurs pseudopodes visqueux, des mains pendantes grattaient des forêts de poils, touchaient des sexes flétris. Avant de se coucher, l’épicière, dans son arrière-boutique, allongeait son vin, enlevait à chaque ration de café deux grains gros comme des pains, trois briques de sucre à chaque kilo.

Pierre alla jusqu’à l’autre bout de la ville. Il jaillissait d’un mur à l’autre, à travers les rues sans lune, se laissait emporter par son élan à travers les pièces éclairées et les pièces obscures. Dans les appartements à tapis de laine et rideaux de soie, il vit des spectres en déshabillés de satin quitter leur beauté devant la glace, se coucher avec des ventres en plis et des boues sur le visage. Dans les grandes casernes de briques où s’entassent les pauvres, les mères de famille harassées comptaient les pommes de terre, et coupaient en feuilles transparentes le pain du lendemain.

Chez les bourgeois et chez les misérables, il retrouvait la même immense fatigue. Hommes et femmes, du même geste las, éteignaient la dernière lampe, et s’étalaient dans la nuit.

La résignation au gagne-pain, à la richesse, à la misère, aux jours perdus, au temps trop court, aux espoirs vagues, aux femmes, aux maris, aux patrons, aux plaisirs, à la peine, écrasait de son poids ces millions de corps allongés, qui ronflaient, grinçaient, gémissaient, se recroquevillaient, se détendaient, en poses grotesques, sans parvenir à trouver, pour une seconde, la paix.

Pierre avait oublié la douce chambre d’Annette. Il découvrait l’humanité. Il se passionnait à son voyage, se penchait sur les hommes, ses frères. Il trouvait parfois, dans la crasse d’un taudis ou la luxueuse froideur d’un berceau de riche, le visage paisible d’un enfant. Il s’attardait sur ce miracle, se demandait comment une si belle promesse pouvait pareillement faillir.

Peu d’enfants étaient enlaidis par le vibreur. Quelques-uns ressemblaient déjà aux vices de leur père. Les autres, la plupart, paraissaient des êtres neufs. Rester enfant, était-ce le grand secret du bonheur ? Saint-Menoux comprit l’énormité de la tâche qu’il venait d’entreprendre en compagnie d’Essaillon. Il douta de pouvoir faire quelque chose pour les hommes.

Il traversa en reniflant une salle d’hôpital. Il ne sentait rien. Dès qu’il avait appuyé sur le bouton triangulaire, il s’était trouvé coupé des odeurs du monde. Il ne prêtait guère attention, d’habitude, aux sensations olfactives. L’absence des odeurs lui avait rappelé leur existence comme un plat non salé rappelle la présence du sel dans les mets où son goût s’efface.

Le taudis où dormaient six personnes, la rue parcourue par le vent de nuit, l’urinoir désert où chantait l’eau contrainte, la combinaison abandonnée par la femme coquette ne sentaient rien. Ni cette salle emplie de la souffrance, qu’il traversait à pas volants. Le vibreur soudait les uns aux autres les lits en une grande plate-forme. La lumière triste de la veilleuse éclairait un étalage de membres taillés, d’abcès volcaniques. Des bandes-serpents étranglaient les restes de vie, des sphères de coton étouffaient les derniers souffles. À travers les bâillons montaient des cris, la vague des gémissements et les râles des mourants du petit matin. Ces blessés, ces pourris qui se battaient contre le mal et le remède, qui criaient à effrayer la mort, qui devaient puer l’éther et la charogne, restaient fades comme un cauchemar.

Dans une cabine vitrée, l’infirmière de garde, effondrée en un tas blanc autour d’une chaise, une canule dans la main, un sourire sous sa moustache, dormait.

Saint-Menoux, affreusement las, jugea qu’il en avait assez vu. Il regagna la rue. Au milieu de la chaussée, il arrêta le vibreur, tomba sur son derrière. La nuit froide claqua contre lui. D’une bouche d’égout montait une buée chaude. Avec joie, il en huma la puanteur. Il se releva en se frottant le séant. Le givre craquait sous ses pieds. Le vent avait emporté les nuages. Les maisons vaguement éclairées par les étoiles avaient repris leur masse opaque. Saint-Menoux posa sa main sur le fût d’un lampadaire coiffé, très haut, d’une ampoule chlorotique. À travers le gant, il sentit la fonte glacée, solide. La lumière chiche éclaira ses bottes, ses cuisses vertes, son ventre, sa poitrine, avec la raie luisante de la fermeture-éclair. Il sourit à son corps retrouvé, leva les mains, doigts écartés, fit devant ses yeux ravis les petites marionnettes. Des pas crissèrent sur le sol gelé. À trois mètres, apparut un couple de gardiens de la paix. Pierre éclata de rire. L’indignation arrêta net la promenade des agents. Rire pendant le couvre-feu ! Ils sifflèrent et bondirent, ne trouvèrent que le vent.

 

 

 

 

Saint-Menoux se garda de raconter à Essaillon et à sa fille son intrusion dans le lit de cette dernière. Il relata son voyage à travers la ville, se plaignit de la déformation que les lunettes et les écouteurs imposaient au monde et à ses bruits. Il souffrait d’une migraine qui lui enflait les yeux. Il gardait un ronronnement dans les oreilles. Il prit des cachets, dormit dix heures. À son réveil, il se trouva soulagé et put tirer la conclusion de l’expérience.

— Nous nous lançons dans une aventure impossible, dit-il au savant. Il n’y a certainement rien à faire pour arracher les hommes à leurs misères.

— Entendons-nous bien, l’interrompit Essaillon, impatient. Je ne prétends pas réformer les hommes et éviter à chacun les souffrances qu’il se fabrique. Mais nous pourrions peut-être éviter à tous quelques grands malheurs collectifs. Nous ferons ce que nous pourrons. Nous ne sommes pas le bon Dieu.

Saint-Menoux ne demandait qu’à se laisser convaincre. C’était la fin du repas. Essaillon vida, en fermant les yeux de plaisir, un grand verre de fine. Pierre but une gorgée, s’étrangla, toussa, devint violet.

— Connaître ! Connaître ! Tel est notre premier devoir, s’exclamait l’infirme, lyrique. Vous aurez bientôt de nouvelles lunettes, des écouteurs perfectionnés. Goûtez donc cette liqueur de prunelle. Une merveille. Elle vous sera peut-être plus douce au gosier. Il faut continuer les expériences, vous familiariser entièrement avec l’appareil et, bientôt, plonger très avant dans l’avenir. J’ai hâte de savoir quel sera le sort des arrière-petits-enfants de nos arrière-petits-enfants.

Saint-Menoux, très sérieux, écoutait et regardait le savant placé en face de lui. Jamais il ne lui avait paru si gros. Son ventre commençait vraiment à ses épaules, soulevait sa barbe presque à l’horizontale. La lumière de la fenêtre éclairait Essaillon de dos, révélait au sommet de son crâne un petit ourlet de duvet transparent, traversait ses oreilles qui, légèrement écartées, rondes, bien ourlées, grassouillettes, surgissaient du flot de la barbe comme des coquillages lumineux.

Annette était assise à la droite de Pierre. Il osait à peine tourner ses regards vers elle. Il se rappelait plus la honte que le bonheur éprouvé. Il aurait voulu oublier le tout, ne pas se forger, lui aussi, son malheur. Comment la jeune fille, si belle, si fraîche, aurait-elle pu l’aimer ? Il savait qu’il ne possédait pas assez de chair sur trop d’os, que ses petits yeux clairs aux cils sans couleur, ses cheveux d’étoupe, plats et ternes, qui s’obstinaient à lui tomber en mèches obliques sur le front, n’offraient rien de séduisant, que son teint évoquait la maladie plus que la joie, qu’il était un peu tordu et ridiculement grand. Il aurait voulu descendre sa tête de vingt centimètres. Annette lui arrivait à peine plus haut que le téton.

Il s’en fut au laboratoire en boitillant. Les bottes lui avaient échauffé les pieds et procuré une ampoule. Annette poussa son père, que la digestion essoufflait. Pendant que Pierre enfilait le scaphandre, elle le regardait avec une franchise que rien ne troublait. S’il eût été moins naïf et plus sûr de lui, il eût puisé, à ces regards, l’allégresse.

Elle ne lisait point de romans. Elle n’avait peut-être jamais vu écrit le mot « amour ». Eduquée par son père, elle avait déjà poussé très loin l’étude des sciences à l’âge où les enfants jouent, et avec le même plaisir. Le laboratoire remplaçait les contes de fées. La réalité du monde ne lui apparaissait pas solide. Elle avait vu trop de choses se transformer entre les doigts magiques de son père, le temps s’étirer ou se contracter, les décors de sa vie disparaître, revenir, changer. L’extraordinaire était son domaine normal.

Ce merveilleux quotidien avait conservé à son esprit une fraîcheur enfantine, pendant que son cœur et son corps s’épanouissaient. Le savant s’était peu préoccupé de lui enseigner des règles de vie. Parvenue à son printemps, elle ne cherchait pas à combattre les élans que la nature suscitait en elle.

La nuit de Tremplin-le-Haut avait vu entrer, dans cet univers étonnant qu’elle partageait avec son père, un troisième personnage, maladroit, crotté dans son déguisement de soldat. Elle le devina, avec un sûr instinct, plein de gentillesse et de douceur. Pendant les deux ans, longuement étirés par la noëlite, qu’elle fut séparée de lui, elle ne cessa de penser à ce garçon interminable, au visage blême, qui partageait ses mystères. Elle attendit avec impatience le moment de le revoir. Son père ne s’était pas aperçu qu’elle avait grandi…

Le rire par lequel elle avait accueilli Saint-Menoux était un rire de joie. Il n’avait pas deviné. Il ne s’intéressait qu’aux paroles du savant.

Sans se préciser ce qu’elle attendait, elle savait pourtant que cela adviendrait. Peut-être la prendrait-il dans ses bras ? Elle ne cherchait pas à imaginer les paroles qu’il dirait. Il aurait des gestes gauches… Elle se contentait, pour l’instant, du bonheur d’attendre. Il finirait bien par ouvrir les yeux, par la voir, près de lui…

— Ce qu’il faut, mon petit Pierre, disait Essaillon, c’est parvenir à vous diriger. Pour cela, savoir ce qui vous entraîne. Vous êtes prêt ? Allez-y !

Saint-Menoux avait été emporté la première fois par ses jambes, la deuxième fois par son cœur. Pour sa troisième expérience, il voulait que ce fût sa tête qui le conduisît. Il s’efforça d’oublier son corps et ses sentiments, de n’être plus qu’un être pensant. La tête, la tête seule ! Il eut l’impression de se trouver devant le néant.

Il partit alors qu’il sautait de l’absence totale de pensée volontaire au déroulement vertigineux d’associations de pensées absolument biscornues.

Au premier coup d’œil, il reconnut le lieu de son arrivée. Quarante visages le regardaient avec stupéfaction, les visages de quarante adolescents, marqués de poils naissants, blonds ou bruns, et de boutons d’acné. Il était debout devant le tableau noir, dans la classe de mathématiques du lycée Philippe-Auguste, dans sa propre classe, où il n’avait plus mis les pieds depuis la venue d’Essaillon.

À dix-huit ans, rien n’étonne. Le fantôme vert qui venait d’apparaître ressemblait fort, par sa taille, sa grosse tête, son dos rond, son torse hélicoïdal, à la caricature du professeur disparu que le matheux Alberès, dessinateur à ses heures, avait rendue populaire. Après la première surprise, ce fut du délire. Les garçons firent claquer les couvercles de leurs pupitres, puis se mirent à chanter, sur l’air des lampions : « Le fantôme avec nous ! Le fantôme avec nous ! » Le nouveau prof’, un jeune intérimaire timide, essaya de rétablir l’ordre avec un « Tss ! tss ! tss ! » que personne n’entendit. Alberès, dit Perpignanais-le-Trapu, grimpa sur sa table et commença une harangue qui charriait les « rr » comme des cailloux. Un encrier lui ferma la bouche. L’intérimaire bondit, ouvrit la porte, partit chercher du secours. Livres, cahiers volèrent à travers la classe. Sautant pardessus les obstacles, les quarante élèves se précipitèrent vers l’apparition qu’un manuel de géométrie venait de coiffer. Pierre n’eut que le temps d’appuyer sur le vibreur. Le bouquin le traversa et tomba sur le plancher avec un bruit mat qui suivit une clameur désappointée. La porte s’ouvrit brutalement. Un cortège d’ombres rampa jusqu’à la chaire. Malgré la déformation, Saint-Menoux reconnut le proviseur, le censeur, le surveillant général, l’économe et le concierge que suivait l’intérimaire. Ce dernier tremblait tellement que ses contours étaient flous.

À l’arrivée des bedaines, le tourbillon de jeunesse se calma et regagna ses trous. Saint-Menoux s’étonna de la déception que lui causait ce retour de sagesse. Il se sentait redevenir potache. Le même besoin de jouer qui l’avait empoigné à sa première expérience montait en lui, impérieux. Il vola sur la chaire et arrêta le vibreur.

Un délire submergea la classe quand les jeunes gens virent le fantôme vert se baisser, cueillir la perruque du censeur, effacer avec elle les figures tracées sur le tableau et inscrire en grandes lettres : « VIVE LA LIBERTE ! » Après quoi, il croisa les bras sur la poitrine et s’évanouit.

Déjà les quarante adolescents renversaient leurs tables, rugissant de joie, entouraient d’une ronde les autorités, se précipitaient sur elles, les déshabillaient, défenestraient les vêtements.

Le fantôme apparut dans l’encadrement de la porte et fit un signe : « Venez ! » Le torrent se précipita. Petits et grands, de la dixième aux taupins, rejetèrent les contraintes, les peurs de punitions, les angoisses d’examens, aspirèrent les cloisons, pulvérisèrent les murs intérieurs. Le lycée ne fut plus qu’un immense vaisseau bouillonnant de la joie furieuse de dix mille enfants qui venaient de retrouver leur jeunesse. Le proviseur, à poil, menait la danse. La toiture s’envola, les murs tremblèrent, s’abattirent. La joie coula dans la ville. Ce fut le premier jour du printemps.

 

 

 

 

Essaillon se montra soucieux à l’ouïe du nouveau récit de Saint-Menoux.

— Vous n’êtes pas sérieux ! lui reprocha-t-il. Le scaphandre doit rester pour vous un instrument de recherche et non un jouet ou un moyen de bouleverser gratuitement la vie d’autrui. Certes, vous aurez à intervenir souvent dans la vie des hommes. N’est-ce pas notre but essentiel ? Mais vous devez chercher à les rendre heureux, non à les amuser. Ce n’est pas du tout la même chose…

La petite flamme de gaieté que Pierre vit danser dans les yeux d’Annette détruisit tout l’effet du sermon de son père. Il ne se prétendait pourtant pas satisfait. Il était encore parti sans savoir où. Il semblait bien que ce fût sa tête qui l’eût entraîné. Elle l’avait conduit au lieu même où elle avait l’habitude de travailler. Mais sa volonté n’était pas intervenue.

Il fit de nouvelles expériences sans plus de succès. Elles le conduisirent dans la réserve secrète d’un chocolatier où le mena une gourmandise qu’il ne se connaissait point, deux fois encore dans le lit d’Annette, heureusement vide, et aux W.-C., où l’entraîna un besoin d’uriner.

— Il me semble inutile, dit-il à Essaillon, de poursuivre plus longtemps mes incursions dans l’avenir immédiat. Mes habitudes, mes besoins m’enchaînent à mon temps et au temps voisin. Peut-être pourrai-je m’en libérer si je saute carrément de cent ans en avant. Demain, je m’en irai jusqu’en l’année 2042.

— Non… non… fit le savant d’une voix un peu hésitante. Pas 2042, mais 2052.

Son crâne rose avait rougi, et ses oreilles flamboyaient.

— Pourquoi ces dix ans de plus ? demanda Saint-Menoux, surpris.

— Voilà pourquoi…

L’obèse avait retrouvé son assurance. Il fouilla dans sa barbe, tira de la poche intérieure de son veston un petit livre. Des ors passés ornaient sa couverture de veau marbrée de taches de vieillesse. Pierre se pencha sur le volume. Essaillon l’avait ouvert à la page 113, et lui montrait du doigt une strophe.

— Ce sont les prophéties de Nostradamus. Lisez ce quatrain !

Saint-Menoux lut :

 

L’an que Vénus près de Mars étendue
À le verseau son robinet fermu
La grand’ maison dans la flamme aura chu
Le coq mourant restera l’homme nu.

 

— « L’an que Vénus près de Mars étendue » désigne astrologiquement, d’une façon incontestable, l’an 2052, reprit le savant. Les autres vers nous font craindre des événements terribles. Le coq désigne, ici, la France, ou peut-être l’humanité. « Restera l’homme nu… » L’homme nu ! Vous entendez ? Que pourra-t-il arriver à notre malheureux petit-fils pour qu’il reste nu ? Vous n’avez pas envie de le savoir ?

Saint-Menoux n’osa pas exprimer son étonnement. Comment cet homme de génie pouvait-il prendre au sérieux de tels enfantillages ?

— La prophétie de sainte Olive concorde d’ailleurs avec celle-ci, reprenait l’infirme. En l’an 2052, la source qui marque la guerre et la paix doit recommencer de couler une nouvelle fois et s’arrêter dans la même heure. Et la sainte ajoute qu’elle ne coulera jamais plus. Serait-ce donc la paix universelle ?

— Hum !… dit le jeune professeur, cela me paraît bien improbable !

 

 

 

 

Pierre s’étonna d’arriver, en l’an 2052, au pied du Sacré-Cœur. Il se trouvait au bas des escaliers. Devant lui, les dômes qu’il connaissait bien dressaient leurs silhouettes inchangées. Leur couleur s’était assombrie. La pierre blanche avait pris la teinte sale qui maquille tous les monuments de Paris. Saint-Menoux se retourna pour jeter un coup d’œil sur la grand-ville. Paris avait disparu.

À sa place, le jeune homme, stupéfait, vit un champ de ciment plat. Çà et là s’élevaient quelques bâtiments de peu d’importance et une grande quantité d’objets de forme ovoïde, de la taille d’une maison de deux étages, bâtis en une matière transparente, colorée. Autour de chacun de ces œufs démesurés s’enroulaient les spires d’une sorte de vis gigantesque. Quelques-uns se tenaient debout, comme l’œuf de Christophe Colomb, mais la plupart étaient renversés, et beaucoup d’entre eux brisés. Ce qui sembla le plus étrange à Saint-Menoux fut le manque d’animation du paysage. Il n’aperçut pas un être vivant.

Le doigt sur le bouton du vibreur, prêt à disparaître, il s’avança vers le plus proche de ces objets. Un vent violent, extrêmement chaud, s’opposait à sa progression. Il dut se courber pour marcher. Il commençait à transpirer. Le soleil dégageait une chaleur de tropique. Saint-Menoux arriva près de l’œuf gigantesque. Il était couché sur le côté, et fendu. Il semblait avoir chu du haut des airs. Une intuition illumina la pensée du jeune professeur. Il se trouvait sur un aérodrome, et ces ovoïdes entourés d’une hélice, c’étaient les avions nouveaux. Mais quelle catastrophe avait pu provoquer la chute de tous ceux dont il apercevait les débris[1] ?

À travers la coque transparente, il vit, à l’intérieur de l’avion, plusieurs êtres humains, vêtus de combinaisons de couleurs vives, étendus, accrochés aux débris de la carrosserie ou du moteur, dans les attitudes abandonnées de la mort. Une odeur de pourriture s’échappait des crevasses de l’appareil. Saint-Menoux, suffoqué, en proie à une grande émotion, se hâta de s’éloigner. Etait-il venu si loin dans l’avenir pour n’y rencontrer que des cadavres ? Sur cette étendue brûlée de soleil régnait un silence troublé seulement par les sifflements de rage du vent. Dans ses vêtements d’hiver et son scaphandre de laine, le jeune professeur se sentait cuire. Il décida de quitter la plaine de ciment surchauffé. Il ôta ses lunettes, cligna des yeux sous l’éblouissement de la lumière. Quand il put mieux regarder, il vit que l’aérodrome était entouré d’une sorte de balustrade de hautes colonnes de verre. Après dix minutes de marche, il parvint à proximité de leur alignement. Il franchit les derniers mètres en courant, engagea la tête entre deux piliers et fut saisi de vertige. Il était en plein ciel.

Très bas, au-dessous de lui, s’étendait le moutonnement infini des toits de Paris, la même mer grise qu’il se rappelait avoir vue du haut de la tour Eiffel. La capitale n’avait guère changé en un siècle. Quelques grandes avenues rectilignes traversaient les entassements des maisons minuscules. À l’ouest, au sud, à l’est s’élevaient trois gratte-ciel auprès desquels ceux de New York du XXe siècle eussent paru chétifs. Et Saint-Menoux en conclut que lui-même se trouvait sur le toit d’un bâtiment semblable, bâti sur la butte Montmartre. Les architectes avaient conservé le Sacré-Cœur, en le juchant tout en haut de l’immense bâtiment.

Saint-Menoux braqua une lunette sur la capitale étendue à ses pieds. Ce qu’il vit le confirma dans la conviction qu’une catastrophe extraordinaire venait de se produire. Des files d’autos immobiles couvraient les avenues. Sur la Seine, des barques, des chalands, des remorqueurs étaient entassés par le courant contre les piles des ponts. Des quantités d’avions étaient tombés sur la ville, avaient crevé les toits, éventré les maisons.

Dans les rues les plus sombres, à l’abri du soleil, Saint-Menoux vit enfin se mouvoir des hommes vêtus des mêmes combinaisons qui revêtaient les occupants de l’avion. Il chercha des jupes de femmes, finit par comprendre que ces dernières étaient habillées comme les hommes. Ces costumes ressemblaient vaguement à son scaphandre. Il pensa qu’il pourrait se mêler à la foule sans trop attirer l’attention.

À l’aide d’une caméra munie d’un téléobjectif, il prit quelques vues de Paris. Il retourna filmer de près un avion intact, les débris d’un autre, les détails des vêtements d’un mort, une vue panoramique du toit.

Comme il s’inquiétait de trouver un moyen de descendre, le vent lui apporta une odeur de brûlé et le bruit du tocsin. Il retourna au bord de la terrasse. Des flammes énormes s’élevaient des files d’autos qui couvraient les boulevards. Le vent couchait les flammes sur les maisons qui s’enflammaient par quartiers entiers. Déjà, la fumée montait jusqu’à lui. Il braqua son appareil sur l’incendie qui gagnait vers le pied du gratte-ciel. La pensée des malheureux humains qui grillaient dans ce brasier le bouleversa. Des tourbillons de fumée nauséabonde envahissaient le ciel. Des flammèches tombaient sur lui, menaçaient de brûler son vêtement. Paris tout entier était en flammes. À demi suffoqué, il rajusta ses lunettes et appuya sur le bouton de retour.

Essaillon, dévoré d’impatience, l’attendait dans le laboratoire. Pierre, encore pâle, raconta ce qu’il avait vu. L’infirme crispait ses mains grasses sur les bras de son fauteuil, tirait sur sa barbe.

— Dieu ! Comme j’aurais voulu être avec vous ! murmura-t-il.

— Je m’explique maintenant, dit Saint-Menoux, pourquoi je suis arrivé sur la terrasse du gratte-ciel. Je suis parti emporté par la curiosité. Elle m’a emmené en un lieu d’où je pouvais tout voir.

— Vous n’avez pas tout vu. Il faut savoir ce qui s’est passé. Vous allez retourner là-bas. Emportez plusieurs films. Vous…

— Je suis las, objecta Saint-Menoux. Je veux manger et dormir. Nous remettrons le prochain voyage à demain, si vous le permettez.

— Excusez-moi, dit l’obèse en soupirant. Bien sûr, il faut que vous vous reposiez.

 

 

 

 

Pour les voyages suivants, Saint-Menoux utilisa un moyen auquel il regretta de n’avoir pas pensé plus tôt. Il possédait des photographies de la campagne et des cartes postales de villes de France et des nations étrangères. Il en regarda une chaque fois, au moment du départ, et s’emplit l’esprit de cette image. Il parvint ainsi à se diriger. Il parcourut la terre dans tous les sens et connut que l’effroyable catastrophe s’étendait au monde entier. L’Amérique, l’Asie, l’Australie, l’Europe étaient la proie des flammes, de la famine et de toutes les variétés de la peste. Partout les hommes fuyaient, traqués par mille formes de mort.

Pierre mit longtemps à connaître l’origine de la catastrophe. En France même, il n’arrivait pas à comprendre les conversations des fuyards. Chaque fois qu’il mettait la main sur un livre ou un journal abandonné, il retrouvait un français inchangé, à peine enrichi de quelques nouveaux termes techniques. Par contre, lorsqu’il prêtait l’oreille aux paroles, il avait l’impression de se trouver à l’étranger. La langue parlée était totalement différente de la langue écrite. Mais il lui sembla que c’étaient les mêmes mots qu’il entendait au milieu des ruines des villes de Seine, ou dans la steppe russe embrasée, ou dans la bouche des Noirs d’Amérique du Sud.

Peu à peu, grâce à sa connaissance de plusieurs langues européennes, avec l’aide d’Essaillon à qui il rapportait des phrases entendues, il parvint à se faire une idée du langage nouveau.

De grands brassages de populations, mouvements d’armées, échanges de main-d’œuvre, émigrations, déportations massives, avaient dû se produire pendant un siècle. Et les langues nationales s’étaient interpénétrées et fondues en un langage commun. Celui-ci avait rassemblé, autour d’une syntaxe simplifiée, des mots empruntés à toutes les langues. Chacune avait fourni le vocabulaire le plus propre à son génie, le français des termes de cuisine et d’amour, l’allemand ceux de philosophie, de technique et de stratégie, l’anglais ceux du commerce, et l’italien les superlatifs. Les langues slaves donnèrent tout un choix de jurons riches en consonnes.

Les mots anciens se contractèrent jusqu’à leur essentiel phonétique. Leur évolution se fit d’autant plus vite que la langue européenne nouvelle ne pouvait pas s’écrire. La même syllabe, prononcée à peu près de la même façon par un Espagnol, un Français, un Anglais, un Russe ou un Allemand, eût été écrite par eux de cinq manières bien différentes.

Ainsi Saint-Menoux s’expliquait-il que l’ancien français subsistât pour tout ce qui était écrit. Chaque habitant du monde devait connaître sa propre langue nationale, qui tendait petit à petit à devenir langue morte, et le nouveau moyen d’expression mondial, qui évoluait et grandissait, perdait sans cesse de vieilles cellules et en acquérait de nouvelles, comme un organisme vivant.

Les langues asiatiques, seules, semblaient s’être tenues à part de ce brassage.

Un jour, enfin, Saint-Menoux comprit comment une civilisation, bâtie sur vingt et un siècles de progrès, avait pu s’écrouler en si peu de temps, laisser la place au chaos et à la mort. Il fit part de sa découverte à Essaillon. L’électricité avait d’un seul coup disparu !

— Il faut croire, dit le savant, qu’un pressentiment me poussait lorsque je renonçai à l’emploi de l’électricité dans l’appareil que vous portez à la ceinture ! Sans quoi, arrivé en l’an 2052, vous n’auriez pu en revenir !

Saint-Menoux frémit. Il se vit abandonné au milieu de ce monde soudain privé de son âme mécanique, parmi les moteurs arrêtés, les villes mortes, les hommes nus. Il mesura une fois de plus quels dangers lui faisaient courir ses explorations. Mais il ne songea pas une seconde à les abandonner.

Il avait hâte, comme Essaillon, de savoir ce qu’allaient devenir les hommes qui survivraient au cataclysme. Le progrès matériel ne semblait pas leur avoir apporté la paix ni le bonheur. Le monde dépourvu de machines serait-il plus heureux ? Mais combien échapperaient à la catastrophe, et dans quelle région du monde les trouver ?

Saint-Menoux utilisa une photo de foule découpée dans un magazine. Elle montrait des milliers d’hommes et de femmes assemblés, entassés jusqu’à l’horizon, la tête levée, bouche ouverte, ébahis, occupés à regarder quelque chose qui se passait en l’air.

Pierre ne doutait pas que l’évocation de ce grouillement de vie ne l’entraînât vers les rescapés.

Il arriva au milieu d’un brouillard gris, singulier, un brouillard sec, qui limitait sa vue à quelques mètres. Le soleil, qui chauffait comme un gueulard de haut-fourneau, lui apparaissait énorme, entouré d’un halo. Un arbre tordait ses branches nues dans l’air surchauffé. Un bruit continu, pareil au grondement d’une cataracte, emplissait les oreilles du voyageur. Il faillit perdre l’équilibre. Le sol venait de céder sous ses pieds. Il regarda. Ses bottes s’étaient enfoncées dans la poitrine d’un cadavre à demi pourri. Un milliard de mouches, dérangées, s’envolèrent autour de lui. Il devina avec horreur la nature de la brume. C’était un peuple immense de mouches qui tourbillonnait et bouchait l’horizon. La somme des innombrables bourdonnements composait ce bruit de chute d’eau et faisait trembler l’air. Une puanteur atroce, visqueuse, bouillonnait sous le soleil. La gorge bloquée, Pierre appuya sur le bouton du vibreur. Il se trouva aussitôt renfermé dans son petit univers hors du temps. Il y jouissait de la seule tiédeur de son corps, ne sentait que l’odeur camphrée de la noëlite. Mais le souvenir de la puanteur restait accroché à ses narines. Il fut quelques minutes à se reprendre. La chaleur infernale le traversait sans l’atteindre.

Un coup de vent arracha les dernières feuilles racornies qui tremblaient à la cime de l’arbre, creusa des tourbillons dans l’épaisseur des insectes, dégagea pour un instant la vue jusqu’à l’horizon. Pierre se vit au centre d’une plaine couverte de morts. Sur eux grouillait un tapis de mouches, une croûte épaisse, luisante, mouvante, à laquelle s’incorporaient sans cesse de nouvelles bêtes avides. Le vent lourd s’arrêta, l’air épais se referma autour de Saint-Menoux. Le grondement reprit, énorme.

Les nouveaux accessoires du vibreur transmettaient les images et les bruits sans les déformer. Essaillon avait ajouté aux nouvelles lunettes en verre blanc un système de prismes qui permettait à Pierre de se voir aussi bien que les objets extérieurs. L’ensemble tenait fixé à sa tête par quatre courroies croisées. Les écouteurs perfectionnés et les viseurs, dont le poids avait triplé, le fatiguaient plus que les précédents.

Il ne parvenait pas à guérir son rhume de cerveau, lequel tournait à la sinusite. Plusieurs fois, depuis son adolescence, d’éminents docteurs lui avaient conseillé de faire enlever les végétations qu’il devait avoir dans le nez, ainsi que ses amygdales, et de profiter de l’occasion pour se débarrasser de son appendice. Mais Saint-Menoux préférait se moucher.

À cause peut-être de ce coryza, et malgré l’entraînement auquel il s’était soumis, il ne pouvait supporter le vibreur plus d’une heure et demie sans interruption. Il était rare qu’il eût à s’en servir si longtemps. Il lui suffisait de l’interrompre quelques minutes pour se retrouver dispos.

Après un dernier coup d’œil jeté autour de lui, il comprit qu’il n’avait rien à faire en ce lieu. Il cherchait des vivants. L’image de la multitude l’avait conduit à la multitude des morts… Il ne lui restait qu’à revenir au laboratoire, et trouver un autre moyen d’impulsion vers les rescapés.

Il se pinça le nez à travers la cagoule et se prépara à stopper le vibreur avant d’appuyer sur le bouton de retour. Mais il suspendit son geste, angoissé. Un essaim de mouches venait de lui traverser la main…

L’état où il se trouvait, s’il lui rendait l’univers perméable, le rendait lui-même perméable à tout. Le premier jour où il avait essayé les lunettes perfectionnées, il n’avait pas pénétré sans quelque appréhension dans des murs et des meubles qui lui paraissaient aussi solides que son corps. La première fois où il avait vu le bras d’un fauteuil lui entrer dans la poitrine, il avait éprouvé le même choc émotionnel que s’il eût été percé d’une lance. Puis il s’était habitué à séparer ses réflexes nerveux de ses sensations visuelles. Il avait même pris plaisir, par la suite, à jouer avec ces apparences, à se confondre, par exemple, avec le tronc d’un arbre, étendre les bras parmi les branches, voir des rameaux fleuris sortir de chacun de ses doigts.

Il devait prêter attention, sous peine de catastrophe, à se trouver bien seul, sans aucun objet à l’intérieur de lui-même, lorsqu’il arrêtait le vibreur. On imagine quels dégâts eût subi son organisme s’il avait repris sa place normale dans le temps autour d’un dossier de chaise, ou même d’un bouquet de lilas…

C’est ce qui lui avait fait interrompre son geste. Les mouches volaient à travers son corps. Il les voyait sortir, isolées, ou par bandes, de ses cuisses, de son ventre, des paumes de ses mains. Elles grouillaient à l’endroit de ses tripes et ronflaient entre ses oreilles.

Il lui fallait absolument s’éloigner de ce lieu infesté d’insectes avant de reprendre son état présent. Sinon il allait se trouver truffé de bestioles enkystées dans sa chair et ses os, charriées par son sang. C’était la mort à brève échéance, par empoisonnement ou embolie, ou la mort subite si quelque charognarde velue se trouvait enrobée dans la tendre matière du cervelet ou d’un nerf essentiel.

Il chercha quelque indice qui lui permît de déterminer sa marche. Mais l’horizon était partout bouché par le brouillard mouvant des insectes, dans la grisaille duquel le soleil faisait passer parfois des flammes d’arc-en-ciel. Il ne vit que le geste tragique de l’arbre sec que le ciel de fer broyait. Il se décida au hasard et s’en fut à main droite. Il allait aussi vite que possible, se lançait en avant des quatre membres, voguait sur des vagues de mouches, ne trouvait pas un litre d’air qui ne contînt son cent d’insectes.

Il regrettait amèrement de s’être confié au vibreur sans réfléchir. Mais il n’était plus temps de regretter. Il fallait se hâter. La plaine étendait infiniment son troupeau noir de morts. Parfois l’horrible grouillement des bêtes se déchirait, découvrait la couleur vive d’un vêtement, ou un visage ricaneur que perçaient les dents et l’os du nez. L’air, brassé par des milliards d’ailes tourbillonnantes, vibrait, grinçait comme un concert de violons joué par des fous. Pierre, halluciné, sentait la fatigue lui serrer la tête. La migraine et la peur commençaient de lui battre les tempes. Il ramait droit devant lui, et des nuages de mouches le traversaient de part en part, grêle vivante et bourdonnante intimement mêlée à l’atmosphère pourrie.

Une idée lui vint. Il pouvait échapper aux insectes en se déplaçant à la verticale. Il leva les bras en prière, monta avec des gestes d’ange, ses grands membres agités mollement. Il vit avec une joie indicible les mouches devenir plus rares. Leur bourdonnement s’affaiblissait, s’éloignait, se confondait avec celui de sa migraine. Il parvint à une altitude de nuage. Il flottait seul dans l’azur. Très bas au-dessous de lui, la terre lui apparut voilée d’une brume grise qui moutonnait jusqu’au cercle de l’horizon. Il mit le doigt sur le bouton triangulaire. Pour la deuxième fois, ce fut une sorte d’instinct qui le sauva. Arrêter le vibreur, c’est tomber comme une pierre, s’écraser au sol dans un jaillissement d’insectes et de chair pourrie. Il doit reprendre son voyage…

Il regarde de nouveau la terre désolée. Très loin, il lui semble qu’une fumée monte vers le ciel. Il recommence son vol de papillon, de flocon, de graine, de sauterelle. Sa vue, déjà, se trouble. L’angoisse lui serre le cœur. Il craint de s’évanouir, de ne pas reprendre connaissance, de rester à jamais errant dans l’air bleu, fantôme dérisoire en suspens au-dessus des siècles, jusqu’à ce que l’appareil, détraqué, laisse un jour tomber ses cendres, en bouffées légères, sur une civilisation nouvelle. Il écarquille les yeux, puis les ferme, crispe les paupières, pour retrouver pendant quelques secondes une vue plus claire. Au-dessous de la fumée lui apparaissent enfin les ruines d’une ville immense. Les murs, noircis par l’incendie, s’étendent le long d’un fleuve sec, à perte de vue.

Pierre retrouve l’espoir. Il redescend doucement, pénètre dans la mer d’insectes, gagne les premières maisons. Les mouches y sont plus rares, car les morts de la ville ont brûlé avec elles. Le voyageur accablé trouve enfin un coin d’ombre déserté par les horribles bêtes. Il pousse un profond soupir, passe doucement ses mains sur sa tête. Un marteau lui broie le crâne à chaque battement de son cœur ; ses yeux enflés font craquer ses orbites.

Il s’immobilise, cesse de respirer, écoute. Il entend son cœur battre comme une caisse. Un gémissement de chanterelle, un chant aigu monte de son ventre à sa tête. Une mouche minuscule, brillante goutte d’or vert, jaillit de son visage, fait trois tours hésitants et lui rentre dans l’épaule. Il se secoue, s’agite, s’arrête de nouveau : elle bourdonne quelque part dans ses cuisses. Il saute en l’air, cabriole, se perche sur un mur ruiné. Il entend la musiquette monter et descendre, tourbillonner dans sa poitrine. Il plonge dans des amoncellements de cendres et de pierres calcinées. Dès qu’il s’arrête de nouveau, il entend l’infernal vibrion percer sa chair et ses os…

Il râle. Un ruisseau de sang coule devant ses yeux. Il s’évade vers le ciel, fait un effort désespéré pour regarder encore. Un incendie attardé brûle près du fleuve. Il rassemble ses dernières forces pour s’y rendre. Il y parvient sur le ventre. Sa tête a grossi comme une citrouille, un ballon, une cathédrale. Voici le feu. Il s’y jette bouche ouverte, se roule dans ses tourbillons. Il rit, hurle de joie, imagine la fin de l’horrible bestiole qui craque, grésille dans la flamme purificatrice. Il s’arrête de l’autre côté de l’incendie, suspend son souffle. Sa joie le quitte, l’horreur le saisit. Il tremble. D’une tempe à l’autre, d’un horizon à l’autre, entre ses côtes, dans la ville morte, dans le monde, dans sa chair martyrisée, la mouche vrombit, grince, le nargue. Il ne sait plus s’il est fou ou s’il entend bien. Sa tête va dépasser la rondeur du ciel, éclater dans l’infini. Le visage d’Annette lui apparaît. Ses tresses roulées resplendissent comme deux soleils noirs. Le vent jette vers lui l’incendie. Un tourbillon de fumée le traverse. Il ne peut plus. C’est la dernière seconde. Des deux pouces, l’un après l’autre, il appuie sur les deux boutons…

 

 

 

 

Il s’écroula dans le laboratoire. Essaillon lâcha ses éprouvettes, essuya ses mains à sa barbe, appela les femmes.

Chez un savant, l’esprit d’observation ne s’éteint jamais tout à fait, quelles que soient les circonstances. Malgré ses souffrances, malgré son délire, Saint-Menoux avait vu, presque inconsciemment, la fumée le traverser au moment où il arrêtait le vibreur. Il eut le temps de murmurer : « Oxyde de carbone », puis s’évanouit.

Essaillon le saigna à blanc, lui mit dans les veines du sang synthétique, vivifié par celui d’Annette. Pierre urina noir pendant trois jours. Le contact de sa peau souillait les draps. Quand on ouvrait son lit, une odeur de lard fumé montait aux narines. Les ressources infinies de la science de l’infirme eurent raison de l’intoxication, mais ne purent guérir le rhume de cerveau.

Le printemps avait envahi les arbres quand Pierre se releva. Sa peau restait veinée de grandes traînées grises. Ses yeux et ses cheveux étaient devenus noirs.

Le jardin fleuri hâta sa convalescence. Le soir, en se dévêtant, il regardait parfois, songeur, le pli de son coude par où le sang d’Annette avait pénétré en lui, et caressait de son doigt osseux la chair qui ne gardait aucune trace du miracle. Peu à peu, en ces jours lents où il reprenait vie, il se sentait de nouveau envahi par l’image de la jeune fille. Son esprit engourdi laissait ses sentiments s’épanouir. Etendu sur une chaise longue, les mains pendantes dans l’herbe nouvelle, il voyait entre ses paupières mi-closes Annette descendre les marches du perron. Elle portait à mains jointes un bol où fumait quelque délicat remède. Il fermait les yeux, feignait de dormir, pour entendre sur le gravier le pas qui s’approche, sentir au-dessus de son visage le visage penché. Il attendait qu’elle dît son nom, doucement, appel, caresse. Il la laissait répéter, ouvrait alors ses yeux dont l’iris reprenait, en un cerne chaque jour agrandi, sa couleur de fleur de lin. Et déjà il n’osait plus la regarder. Elle s’asseyait près de lui, jambes croisées, parmi les fleurs jaunes et blanches de l’herbe. Elle veillait gravement à ce qu’il bût jusqu’au fond du bol. S’il tentait un geste vers elle, elle ne s’effarouchait pas ni ne l’encourageait. Elle ne savait pas comment on aide les garçons timides. Elle était simple comme un fruit.

À mesure que les jours passaient, il se sentait plus proche d’elle. Le mois de mai touchait à sa fin, et le printemps poussait en lui des forces. Un soir qu’il ne parvenait pas à trouver le sommeil, il se jura de dire dès demain à la jeune fille… De lui dire quoi ? Il se retourna dans ses draps. Comme c’était difficile ! Les mots tendres, dans sa bouche, ne seraient-ils pas grotesques ? « J’aime, je t’aime, m’aimez-vous ? »

— Mon petit Pierre, fit Essaillon au petit déjeuner, vous voilà guéri. J’ai préparé votre nouveau voyage. Je crois que vous pourrez partir dès que vous aurez fini votre café au lait.

Il épousseta sa barbe. Ils s’enfermèrent au laboratoire. Saint-Menoux gardait de sa dernière expédition un souvenir confus. Quels que fussent les dangers, ils n’étaient d’ailleurs pas, maintenant, capables de l’arrêter. Il se passionnait pour le grand-œuvre entrepris. L’exposé que lui fit l’obèse le replaça en pleine action. Ses projets sentimentaux s’estompèrent. Il se sentit presque soulagé d’avoir à les remettre. Il enfila le scaphandre. Il allait rechercher plus loin que l’an 3000 les survivants du grand cataclysme.

Le lendemain, il avança d’un siècle de plus. Puis de deux, de trois, de cinq. Ce qu’il vit et rapporta à l’infirme leur parut tellement effarant qu’ils décidèrent, d’un commun accord, de faire en avant un bond gigantesque pour être immédiatement fixés sur le sort de leurs lointains petits-enfants.

En effet, si l’électricité avait disparu, et la civilisation de la machine trouvé son terme, une force nouvelle était née ; l’humanité, qui avait appris à l’utiliser, subissait une telle évolution que l’esprit des deux hommes n’osait en prévoir l’aboutissement.

Quand Saint-Menoux, ce jour-là, appuya sur le bouton de départ, il savait qu’il partait pour un voyage de cent mille ans.

La veille, il avait fait couper ses cheveux ras, parce qu’ils repoussaient clairs à la racine et lui donnaient l’air d’une vieille femme teinte qui se néglige.